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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/216

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des impressions changeantes explique tout et répond à tout. En ne nous donnant pas ses opinions comme vraies, mais comme « siennes, » la critique impressionniste se ménage le moyen d’en changer; et l’on sait qu’elle ne s’en fait point faute. Elle dispense, avec cela, d’étudier les livres dont on parle et les sujets dont ils traitent, ce qui est parfois un grand point de gagné. « Faut-il essayer de vous rendre l’impression que j’ai éprouvée en lisant le deuxième volume de l’Histoire du peuple d’Israël? nous demandait naguère M. Anatole France. Faut-il vous montrer l’état de mon âme quand je songeais entre les pages? » Et, sans attendre notre réponse, — car, après tout, nous autres, officiers du 199e d’infanterie ou négocians de la rue du Sentier, je suppose, et bonnes gens de Carpentras ou de Landerneau, pourquoi serions-nous si curieux de l’état de l’âme de M. France? — M. France nous raconte qu’aux temps de son enfance, il avait parmi ses joujoux « une arche de Noé, peinte en rouge, avec tous les animaux par couple, et Noé et ses enfans faits au tour. » Si le procédé est ingénieux, on voit qu’il est surtout commode. Grâce à son « arche de Noé, » M. Anatole France n’a pas eu besoin seulement de lire l’Histoire du peuple d’Israël; il a songé entre les pages du livre; et, comme il est M. France, il n’en a pas moins très agréablement parlé.

C’est un peu moins agréablement, s’il faut être sincère, mais c’est de la même manière aussi que M. Paul Desjardins nous parlait l’autre jour du cinquième volume des Origines de la France contemporaine. Il disait que M. Taine a vu Bonaparte et la Révolution avec les yeux de M. Taine, et il ajoutait, ou du moins il donnait à entendre que ses yeux à lui. Desjardins, n’étant pas ceux de M. Taine, il se représentait une autre Révolution et un autre Bonaparte. Mais quel Bonaparte et quelle Révolution ? Il n’avait garde de nous le dire; et, au fait, pourquoi nous l’eût-il dit, puisque toutes les « Révolution » et tous les « Bonaparte » sont également légitimes, je veux dire également vrais ? Ne serait-il pas plaisant, si M. Paul Desjardins a une opinion sur Bonaparte ou sur la Révolution, que les travaux de M. Taine prétendissent l’obliger d’en changer? Mais si par hasard il n’en avait pas, exigerons-nous qu’avant de parler de M. Taine et de son livre, il s’en fasse une? Autre avantage encore de la critique impressionniste : elle nous dispense de conclure. Quot capita tot sensus, comme disait le rudiment : puisque nous ne saurions jamais nous dégager de nous-mêmes, à quoi bon y tâcher? quoi de plus inutile et de plus fatigant? de plus fatigant, si ce n’est pas sans doute une petite affaire que de se former sur la Révolution une opinion raisonnée; de plus inutile, puisqu’enfin M. Paul Desjardins, M. Jules Lemaître et M. Anatole France le pensent, et qu’en vain nous déguiserons-nous, nous n’exprimerons jamais que nos « préférences personnelles. »