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Mais je voudrais qu’ils ne se fussent pas contentés de le penser et de le dire, je voudrais qu’ils eussent essayé de le prouver; et c’est ce qu’ils ont oublié de faire. Des métaphores ne sont pas des raisons. Assurément, si nous avions « l’œil à facettes de la mouche, » ou le « cerveau rude et simple de l’orang-outang, » notre vision du monde serait autre, elle serait surtout moins complexe et moins contradictoire : il ne paraît pas prouvé qu’elle fût aussi différente qu’on a l’air de le poser en principe, et nous savons, par exemple, que, chez beaucoup d’animaux, les sensations de forme et de couleur sont assez analogues aux nôtres. Mais ce qui est encore plus certain, c’est que nous ne sommes ni des « mouches, » ni des «orangs-outangs;» nous sommes hommes; et nous le sommes surtout par le pouvoir que nous avons de sortir de nous-mêmes pour nous chercher, nous retrouver, et nous reconnaître chez les autres. Impressionniste ou subjective, lorsqu’elle emprunte à la métaphysique des argumens dont elle ne prend seulement pas la peine de mesurer la portée, la critique ne fait pas attention que la valeur de ces argumens est purement métaphysique. Je veux dire qu’on peut bien disputer si la couleur est une qualité des objets colorés ou une pure sensation des yeux; mais, sensation des yeux ou qualité des objets, c’est tout un pour nous, il n’importe; et, dans l’un comme dans l’autre cas, les choses se passent de la même manière. Le rouge est toujours du rouge, et le vert toujours du vert. Pareillement, ce qui est carré n’est point rond, ce qui est rond n’est pas carré. Quoi que l’on puisse dire de la relativité de nos impressions, ou de la subjectivité de nos sensations, la capacité de ressentir les unes et d’éprouver les autres, semblable en chacun de nous, sinon toujours égale, et de même nature, sinon de même degré, fait un des caractères de l’espèce, pour ne pas dire une partie de la définition de l’homme. Laissons donc là les « mouches » ou les « orangs-outangs : » nous n’en avons que faire, et on ne les met que pour brouiller. Ce qui est fallacieux, disons-le à notre tour, c’est d’abuser des mots pour donner le change sur le fond des choses. La duperie, s’il faut qu’il y en ait une, c’est de croire et d’enseigner que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes quand au contraire la vie ne s’emploie qu’à cela. Et la raison sans doute en paraîtra assez forte, si l’on se rend compte qu’il n’y aurait autrement ni société, ni langage, ni littérature, ni art.

On demande, il est vrai, d’où vient alors la difficulté de s’entendre? et comment il se fait qu’en matière d’art ou de littérature, les opinions soient si diverses? Car il semble au moins qu’elles le soient; et, pour ne rien dire de nos contemporains, qu’il est convenu que nous ne voyons pas d’assez loin, ni d’assez haut, combien de jugemens, combien divers, depuis trois ou quatre cents ans, les hommes n’ont-ils