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Hæckel ou d’un Agassiz, d’un Stuart Mill ou d’un Auguste Comte. J’y pourrais joindre aussi les Darwin et les Huxley. Le bel Essai sur la classification, d’Agassiz, est un livre dont on ne saurait trop conseiller la lecture à nos impressionnistes. Mais s’ils aiment mieux qu’on leur cite un Français, Auguste Comte n’a pas moins bien montré, dans sa Philosophie positive, que « dans tous les genres quelconques de composition intellectuelle, soit scientifique, soit littéraire, soit artistique, » de même qu’en histoire naturelle, « une classification méthodique était non-seulement l’indispensable résumé du système actuel de nos connaissances, mais encore le principal instrument logique de leur perfectionnement ultérieur. » Et comment, en effet, dans la hiérarchie des genres, placerait-on la tragédie, par exemple, au-dessus du mélodrame, Polyeucte au-dessus de la Tour de Nesle, ou dans le roman, le Père Goriot au-dessus des Exploits de Rocambole, sans en donner des raisons? Comment en donnerait-on sans pénétrer plus avant dans la connaissance de l’histoire, de l’évolution, de l’essence du genre? et, comment, à mesure qu’on y pénétrerait, ces raisons elles-mêmes, de « subjectives » ou de personnelles, ne deviendraient-elles pas de plus en plus générales, et proprement « objectives? » Après l’obligation de juger, la nécessité de classer nous apparaît ainsi comme étroitement inhérente à la notion même de la critique.

Ce n’est donc pas de classer ou de comparer qui est vieux et suranné, mais, au contraire, c’est de s’en abstenir; et ce qui est arbitraire, ce n’est pas de « distribuer des prix, » mais c’est de vouloir être le seul juge, le juge infaillible et le juge sans appel, de ceux que l’on décerne. Ainsi procèdent « les gens du monde, » à qui leur « goût » tient lieu de compétence et d’étude, et qu’on voit décider de la pièce ou du roman du jour sur la beauté des choses qu’ils trouvent eux-mêmes à en dire. Mais Boileau, Boileau lui-même se proposait déjà quelque chose de plus. Il savait bien que si son goût était bon, ce n’était pas comme sien, mais, au contraire, comme extérieur et supérieur au sien propre, et que l’objet de la critique est d’apprendre aux hommes à juger souvent contre leur propre goût. La morale et l’éducation même ne consistent-elles pas aussi, comme la critique, à substituer en nous d’autres motifs de jugement et d’action que ceux que nous suggèrent le « tempérament, » l’instinct, et la nature? C’est une observation que je soumets encore à nos impressionnistes. Si chacun de nous avait la prétention de ne rien concéder ni céder aux autres de lui-même, la vie ne serait pas tenable; et, pareillement, si l’œuvre d’art n’était que l’expression de l’individualité de l’artiste, ce n’est pas seulement la critique, mais c’est l’art même qui y périrait.

Cependant, juger et classer ne sont encore qu’un commencement, et