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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/226

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de la vérité qui le ruine. Mais de moins lettrés viendront à leur tour ; ils sont déjà venus, qui ne sauront rien, qui se seront gardés de rien lire, de peur qu’on ne leur ait pris leurs impressions « par avance, » et qui ne s’en constitueront pas moins, du droit de leur impressionnisme, les juges partiaux des choses de l’esprit. J’en connais plus de vingt, que je pourrais nommer. L’histoire littéraire y périra d’abord ; la tradition ensuite, avec l’histoire littéraire ; et finalement, avec la tradition, le sentiment de la solidarité qui lie les générations les unes aux autres.

Une conséquence en résultera ; et, ainsi coupée de ses communications avec l’histoire, la critique, en même temps que la notion de son objet, perdra la conscience de son rôle ou de sa fonction. Car, de dire qu’elle n’ait point de fonction ni de rôle, c’est une erreur, comme on a vu que c’en était une, pour nier son objet, que d’exagérer à plaisir le nombre, la nature, et la portée de ses contradictions. Il lui appartient de donner des directions à l’art, et cela s’est vu plusieurs fois dans l’histoire. Avec un peu d’emphase, mais non pas sans quelque vérité, n’a-t-on pas pu prétendre que la littérature allemande moderne était l’œuvre ou la création de la critique de Lessing? Et, chez nous, trois fois au moins en trois cents ans, la critique n’a-t-elle pas orienté l’évolution de notre poésie? Du Bellay, Ronsard lui-même, Baïf surtout ont commencé par être des critiques autant que des poètes ; Boileau n’a été que cela ; et qui ne sait aujourd’hui que le romantisme était déjà contenu tout entier dans le Génie du christianisme s’il n’est permis à personne de se flatter d’être jamais ou Chateaubriand, ou Boileau, ou Ronsard, il n’est, je pense, interdit à personne d’essayer de les suivre ; et, en tout cas, leur exemple suffit à montrer quels services et de quelle nature la critique peut rendre. Infatués qu’ils sont aujourd’hui d’eux-mêmes et de leur « sens propre, » comme on disait jadis, si la critique ne peut pas agir immédiatement sur les auteurs, elle peut agir, elle agit tous les jours encore efficacement sur l’opinion, dont ils ne sont que l’expression, quand ils n’en sont pas les humbles serviteurs. Elle peut leur enlever leur public; et elle peut, en modifiant le « milieu, » réduire les plus récalcitrans à modifier eux-mêmes leur manière.

En veut-on des exemples? L’un de nos impressionnistes, M. Paul Desjardins, n’a-t-il pas quelque part défini le naturalisme « l’application des procédés de la critique à la littérature d’imagination ; » et pour être un peu étroite, la définition n’en est pas moins ingénieuse et heureuse. Mais ce que j’en retiens comme absolument vrai, c’est que, sans la critique, le naturalisme n’aurait jamais fait la fortune qu’on lui a vu faire. Presque tout ce qu’il est, on prouverait aisément que l’auteur de la Bête humaine et de l’Assommoir le doit, non pas à Balzac,