Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ni non plus à Flaubert, mais à M. Taine, à l’essai de M. Taine sur Balzac et à l’Histoire de la littérature anglaise. Aussi, combien de fois, à ses débuts, quand il n’était l’auteur encore que de la Fortune des Rougon ou de la Conquête de Plassans, ne s’est-il pas plaint que M. Taine l’eût abandonné! Quare me dereliquisti ! c’est que M. Taine, s’il avait posé, dans son Histoire de la littérature anglaise, les principes du naturalisme, avait eu soin de marquer, dans sa Philosophie de l’art, les bornes que le naturalisme ne saurait dépasser sans sortir des conditions de l’art même. Si bien que, non-seulement la critique a déterminé, comme nous le disions, la direction du naturalisme contemporain, mais encore elle l’a défendu contre ses propres excès, et ainsi ce qu’il y a de meilleur dans le naturalisme, — où personne, que je sache, n’a nié qu’il y eût beaucoup de bon, — c’est à la critique qu’il en faut faire honneur.

Je dirai la même chose du théâtre. Voilà vingt-cinq ou trente ans passés qu’il n’a paru sur la scène aucune œuvre qui marque une époque dans l’histoire de l’art, qui soit capable de faire école, de se susciter à elle-même d’heureux imitateurs. Cependant, l’esthétique du théâtre a complètement changé. Si nous sommes encore quelques-uns qui louions à l’occasion l’ingéniosité, la fertilité de moyens, la très réelle habileté d’Eugène Scribe, combien sommes-nous ? Et qu’y a-t-il, aux yeux des jeunes gens, qui soit plus démodé, plus artificiel, et plus faux qu’Une chaîne, par exemple, si ce n’est Bertrand et Raton? On ne veut plus de ces préparations, ni de ces conventions, ni de cette confusion ou de ce mélange des genres. La critique seule a fait cet ouvrage. C’est elle qui s’est demandé pourquoi le théâtre demeurait de trente ou quarante ans en arrière du roman ? C’est elle qui en a signalé la raison dans les conventions dont l’école de Scribe avait fait, pour ainsi dire, comme autant d’articles de foi. Mieux encore : parmi ces conventions, c’est elle qui travaille à débrouiller les nécessaires d’avec les arbitraires. Et c’est pourquoi, si quelque jour M. Becque, ou un autre, nous donne cette comédie, non pas sans doute entièrement nouvelle, mais enfin plus libre et plus franche dont il faut bien avouer que la Parisienne ou les Corbeaux ne sont encore que la promesse, c’est à la critique encore que le XXe siècle en sera redevable.

Là est, dans le présent comme en tout temps, la vraie fonction de la critique, dont on voit bien qu’elle ne peut s’acquitter qu’en se débarrassant de l’illusion de l’impressionnisme. Si la critique veut agir, il faut qu’elle soit autre chose, et quelque chose de plus intéressant que la manifestation de nos goûts ou de nos préférences, lesquels, à vrai dire, n’intéressent habituellement que nous. Le reste d’autorité qu’elle conserve encore dans les provinces, M. Lemaître et M. France ne savent-ils pas bien qu’elle la doit à ce qu’ils mêlent eux-mêmes