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affaires de la république dans une situation critique ; c’était dans des circonstances semblables où les Romains élisaient des dictateurs, et que souvent le mérite d’un seul homme donnait à cet état une face heureuse et nouvelle. Puissiez-vous contribuer à ramener dans votre patrie cette paix dont toute l’Europe a tant besoin, et que toute l’Europe désire, en continuant la guerre. Les mains ensanglantées qui cueillissent des lauriers sont souvent détestées par le mal involontaire qu’elles font et par ces veuves et ces orphelins qui redemandent leurs pères et leurs parens. Il n’y a que les mains pures qui cueillissent l’olive qui reçoivent des bénédictions d’autant plus sincères qu’elles s’emploient réellement pour le bonheur de l’humanité. Votre façon de penser m’est trop connue pour que je m’expose à m’égarer dans mes conjectures, et je vous assure que je saisirai, avec l’empressement le plus vif, les occasions où je pourrai concourir avec vous au rétablissement du repos de l’Europe et à l’affermissement d’une république dont mes ancêtres ne furent pas des alliés inutiles[1]. »

Et en même temps il ne négligeait rien pour bien convaincre les spectateurs naïfs qui tenaient les yeux fixés sur lui, que, libre de toute préoccupation d’ambition ou de guerre, il ne songeait plus qu’à faire le bien de ses sujets par d’utiles réformes, et à chercher d’honnêtes délassemens dans ses études favorites de philosophie et de littérature. Le 1er mai, juste au moment où tout retentissait du bruit des armes, il inaugurait sa modeste et champêtre demeure de Sans-Souci, où il ne se réservait que trois chambres, dont une bibliothèque, et où il avait d’avance fixé sa tombe. S’il envoyait à Paris son ami d’Argens, c’était uniquement afin de lui ramener des comédiens pour son théâtre. Enfin, le 2 juin, il faisait à l’Académie une lecture solennelle des premiers chapitres de son travail historique sur les débuts de la maison de Brandebourg. — « Ce morceau, disait Valori en sortant ravi de la séance, est d’un goût bien singulier, beau et noble, sentant la liberté et la grandeur de l’auteur,.. également curieux par la beauté et la singularité du style... Il m’a paru que son modèle, quant aux digressions, est M. le président de Montesquieu dans la Grandeur et la Décadence des Romains. » — « Je m’applaudis sans cesse de ma position présente, écrivait-il enfin à un de ses confidens habituels, d’où je vois les orages gronder et la foudre qui tombe sur les chênes les plus inébranlables sans que cela me touche. Heureux lorsqu’on est tranquille par sagesse et que l’expérience amène avec elle la modération ! A la longue, l’ambition n’est que la vertu d’un fou : c’est un guide

  1. Frédéric au prince d’Orange, 17 mai 1747. — Pol. corr., t. V, p. 394.