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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/332

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luttait contre Ninive ; quand Tyr jetait ses colonies sur les plages méditerranéennes, avant que l’agora d’Athènes retentît de l’éloquence de ses orateurs et que ses temples se peuplassent de statues de marbre ; quand Rome n’était qu’une petite cité de paysans, quand florissaient les vieux cultes égyptiens, cette ville, grande et fameuse, était remplie, comme aujourd’hui, de brahmes à peau blanche, semblables par les traits à ceux que je vois ici, déjà courbés par la tyrannie des rites, ployés sur eux-mêmes, absorbés dans le rêve métaphysique, dévidant indéfiniment le fil subtil de leur spéculation, arrivant au vertige et, dans leur hallucination, voyant le monde solide chanceler et s’effondrer dans le néant calme d’où montent éternellement les apparences. Çakya-Mouni fut l’un d’eux : il naquit à trente lieues d’ici, et, après sa méditation de cinq années, vint prêcher à Bénarès.

Aujourd’hui, rien n’est resté de notre Occident d’alors. C’est un monde absolument mort, fini, abîmé dans les ténèbres du temps… Mais cette ville est toujours la Kasi, la «resplendissante » de l’Inde.

Le matin, lorsque le disque palpitant du soleil monte derrière le Gange, vingt-cinq mille brahmes, accroupis au bord de l’eau devant un peuple hindou, disent encore les vieux hymnes védiques à l’astre, à la rivière divine, aux puissances primitives, aux sources visibles de la vie. Rome est moins sacrée pour le catholique que Bénarès pour l’Hindou : chaque pierre en est sainte. Aucune souillure, aucun péché ne peut perdre l’homme qui meurt dans ses murs. Fût-il chrétien, fût-il musulman, eût-il même tué une vache ou mangé de la chair, il est certainement transporté dans le Kailas, dans le paradis himalayen de Siva. Heureux donc qui peut y terminer ses jours ! Plus de deux cent mille pèlerins y accourent tous les ans de tous les coins de l’Inde ; parmi eux, beaucoup de vieillards et de mourans. Quand un homme ne peut s’éteindre ici, souvent on y apporte ses cendres, afin que les « fils du Gange, » les brahmes de Bénarès, puissent prononcer les prières des morts et que le fleuve sacré les reçoive. « Kasi, la sainte Kasi, disent les Hindous, on meurt tranquille quand on l’a contemplée ! »

Cette cité est véritablement extraordinaire. Ailleurs, la religion n’est qu’une portion de la vie publique. A Bénarès, on ne voit qu’elle ; elle emplit tout, prenant à l’homme toutes les minutes de son existence, couvrant la ville de ses temples : il y en a plus de dix-neuf cents, et la multitude des chapelles est incalculable. Quant au peuple des idoles, il est à peu près deux fois plus nombreux que celui des habitans. On en compte environ cinq cent mille.

Hier soir, en arrivant, comme il faisait encore jour, je suis allé jusqu’au fleuve. Les ruelles tortueuses grouillent d’humanité demi-nue. Aux portes des lieux sacrés, la cohue est plus épaisse ;