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fétichisme sauvage s’allie aux spéculations pénétrantes, qui adore trois cent trente millions de dieux en même temps que les bêtes, les arbres, les élémens, les astres, les pierres, à la fois panthéiste, monothéiste, polythéiste, selon qu’il considère l’Être universel, son incarnation principale, quelques-unes ou la totalité de ses manifestations par la Matière ou par l’Esprit. Une fois cela compris, on s’explique les folies de leur imagination, l’étrangeté de leurs rêves exprimés dans ces poèmes interminables et touffus où l’homme noyé au sein de la nature a pour égaux et compagnons les singes, les ours, les éléphans, les plantes, les insectes. Avant tout, ils ont senti la vie, la vie ondoyante, fluide, qui meurt et qui devient, multiple, indéfiniment diverse. Et le contraste me le faisait comprendre quand par-dessus la multitude confuse, par-dessus la floraison des temples, je suivais la montée blanche dans le bleu du ciel des deux minarets d’une mosquée musulmane. Ils s’élançaient d’un jet rigide avec l’ardeur d’une prière et l’impétuosité d’un cri, et l’on sentait l’œuvre fervente d’une race simple, volontaire, monothéiste et passionnée.


Midi. Je quitte le Gange et au trot nous traversons la ville. Très vite, les ruelles, les échoppes, les cuivres ciselés étalés sur les trottoirs, les temples, les idoles des rues, la foule multicolore, défilent. Puis la campagne poudreuse. A l’hôtel, c’est une étrange sensation que de retrouver la tranquillité et la raison européennes, le bel ordre tranquille, les costumes corrects, la conversation banale et courtoise. Tout d’un coup on retombe dans son assiette ordinaire, et l’impression enfoncée par ce qu’on vient de voir disparaît comme un rêve qui fond au réveil. Pourtant une certaine inquiétude reste. Quand on voit un homme faire des gestes désordonnés, tenir des discours incohérens, vivre à rebours des autres, on dit qu’il extravague. Quand on s’est promené seul au milieu d’un peuple qui se conduit ainsi, il faut être bien fort et bien sûr de soi pour porter un tel jugement. Si quelqu’un ici vit en dehors des règles, c’est moi, c’est mon compagnon de table d’hôte. A tout le moins, on sent qu’il n’y a pas de règle, on reste déconcerté, on a perdu l’instrument de mesure avec lequel on évaluait et on avait vu évaluer toute chose. On éprouve très violemment que nos idées et nos coutumes européennes ne sont que des coutumes et des idées locales, que notre point de vue n’est que différent du point de vue hindou, qu’au fond l’un et l’autre se valent, et que toutes les façons d’être sont légitimes par cela même qu’elles sont. De quel droit disais-je tout à l’heure que l’état normal chez ce peuple est la folie?

Après le tiffin on ne sait que faire : dehors le soleil flamboie