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dentelé de colonnettes, troué par ses fenêtres d’ombres ogivales. Il jette jusqu’au fleuve son grand escalier, qui tombe déployant son ample nappe oblique; et tout en haut, sur les dernières marches, des hommes nus tendent leurs muscles luisans, brandissent des massues, dessinent sur le marbre des silhouettes héroïques.

A présent nous avons parcouru deux milles, et le spectacle est le même. Cette foule, ces architectures, cette lumière, semblent vues dans un de ces rêves d’opium où le temps, l’espace et toutes les choses qu’ils contiennent sont monstrueusement grandis et multipliés. Ici comme là-bas, au pied des édifices, les plates-formes de pierre ou de bois s’avancent dans l’eau lumineuse, et c’est un fourmillement distinct autour de chacune, — Cent femmes voilées de blanc qui se courbent sur l’eau, — des torses d’éphèbes dressés dans la lumière, — des brahmes immobiles, maigres, aux vertèbres saillantes, plies en deux, courbés, comme absorbés dans quelque rêverie morne — Des groupes d’enfans qui gambadent autour des bûchers où l’on brûle les morts, — des vaches sacrées, silhouettes paisibles profilées sur le blanc des escaliers de marbre ; et de toute cette multitude mouvante, priante, chantante, monte une rumeur immense, un bruissement confus d’humanité. Partout, au bord de la grande eau indifférente, c’est la même vie qui pullule, le même flot de foule qui coule et qui s’amasse. Des milliers de colombes volent et s’abattent sur les cônes des temples, des corbeaux gris, de grands vautours à la gorge pendante sont posés sur des fûts de colonnes. Le ciel est bruyant du piaillement des perroquets splendides; la fumée monte des cadavres que l’on brûle, et par endroits le fleuve est noir des cendres que l’on y jette. L’eau charrie des fleurs; des prières innombrables s’élèvent vers Siva, vers Durga, vers Ganesh, vers Surya, le soleil qui maintenant brûle. Devant le vaste Gange, entre les pyramides, sous les colonnades des chapelles, au pied des architectures démesurées, étranges comme les végétations de l’Inde, comme les religions de l’Inde, fourmille la vie innombrable de l’Inde. Pendant un instant on croit retrouver la sensation accablante qui, répétée sur des générations, modifiant la structure des cerveaux aryens, se traduit dans leurs poèmes et dans leurs philosophies. Derrière les êtres particuliers et périssables, on aperçoit une force qui se déploie, pour produire toutes les choses et toutes les vies, impérissable, éternellement présente, la même à travers les millions de morts et de naissances qui la manifestent sans la diminuer. C’est cette force qu’ils adorent, c’est le culte de cette force qui fait le fond de leur religion. Une fois cela compris et senti, on s’explique les contradictions, les incohérences de cet hindouisme si complexe, où le