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multipliez ces pratiques à l’infini, de façon qu’elles emplissent toute la vie de l’homme, et vous aurez une idée de ce qu’est la loi morale pour notre Hindou. Il ne lui est pas défendu de mentir, il ne lui est pas défendu de voler : avant la domination anglaise, certaines sectes prescrivaient l’assassinat, ou honoraient Siva par le viol organisé. Mais si l’Hindou voit manger de la viande, s’il avale un poil de vache dans une tasse de fait mal filtré, il est perdu, condamné aux pires transmigrations, à l’enfer du sang, à l’enfer de l’huile bouillante, à l’enfer des reptiles, à l’enfer de cuivre ardent ; bien plus, il se prend lui-même en horreur, car ces prescriptions et ces défenses ne s’adressent pas seulement à l’homme extérieur : des sentimens leur correspondent, enracinés par une pratique de vingt-cinq siècles, sentimens organiques et traditionnels qui forment la partie permanente de l’âme, les mêmes à travers toute la vie, indépendans du jeu des circonstances et des idées, véritables impératifs catégoriques semblables à ceux qui nous interdisent de tuer ou de voler. — On a vu des babous intelligens, au courant de nos idées, de nos sciences, européens par la philosophie et la morale, goûter par mégarde à du bouillon et s’évanouir d’horreur. — En 1857, les cipayes ont cru qu’on leur faisait déchirer avec les dents des cartouches enduites de graisse, et ils se sont révoltés en désespérés et en fous furieux. — Autrefois, quand les Anglais négligeaient d’observer dans le régime des prisons les prescriptions de caste, des criminels condamnés pour assassinat se sont laissés mourir de faim plutôt que de toucher à la viande qui souille. — Désobéir à un précepte dont l’origine et le but incompréhensibles ne sont jamais examinés, voilà le pèche, le péché abominable qui flétrit et qui tue. Étrange péché pourtant que ni le repentir, ni l’action vertueuse, ne rachètent, et qu’efface l’accomplissement mécanique d’un acte dépourvu de sens, renonciation d’une syllabe, une baignade dans le Gange, un plongeon dans tel puits fétide habité par Siva. Toucher l’oreille d’un brahme, écouter l’histoire de la descente de Ganga, manger à certaines époques un mélange de riz et de légumes, voilà des moyens de rachat tout-puissans. Tout Hindou connaît l’histoire édifiante d’Ajamil, l’assassin que sauva Vichnou, parce qu’en mourant il avait appelé son fils Naradyana et que ce nom désigne aussi l’une des incarnations du dieu, — de Valmik, ce voleur que Siva emporta dans le paradis de Kailas, parce qu’il avait souvent crié Mar, Mar, c’est-à-dire tue! tue! et que ce mot renversé (Ram) est le nom du grand Rama.

Regardons quelques coutumes générales, elles manifestent non moins clairement l’étrangeté, les contradictions de leurs sentimens habituels. Voici près de moi, dans les rues, des oiseaux qui vivent