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question de l’Inde pour l’Inde, il s’intéresse au congrès d’Allahabad qui demande un parlement autonome. En même temps, il appartient à une caste dont il ne peut sortir, il pratique le culte du Lingam, révère Siva, Ganesh, Vichnou, les honore en prononçant la syllabe AUM, en retenant sa respiration, en offrant des fleurs aux vaches sacrées. Certainement, la culture européenne tend à détruire sa foi héréditaire aux rites; mais n’oublions pas qu’il vit parmi des cultes hindous, que tous les matins il voit la foule barboter religieusement dans le fleuve, les brahmes figurer avec leurs doigts les cent huit incarnations de Vichnou; que les premières paroles qu’il ait entendues, celles qu’il entend encore le plus souvent sont des formules religieuses, des syllabes sacrées, des textes védiques, des morceaux des Pouranas ; que, devant lui, son père rend un culte à cinq pierres noires, à une sonnette, à un vase, et que ce spectacle incessamment répété enfonce au plus profond de son être une empreinte définitive sur laquelle ni lecture, ni raisonnement n’aura de prise, en sorte que ce qui nous semble extraordinaire lui paraît naturel et que les idées qui, chez nous, se contredisent, s’associent dans son esprit. Étonnante structure intellectuelle et morale, trop différente de la nôtre pour que nous puissions la concevoir par sympathie. Avec beaucoup d’érudition, un esprit européen peut être assez flexible et ondoyant pour reproduire en lui les idées et les sentimens, les liaisons d’images et d’émotions qui formaient l’âme d’un moine du moyen âge ou d’un architecte athénien. C’est qu’en dépit des siècles écoulés, ils ne lui sont pas tout à fait étrangers, c’est qu’ils font partie du même groupe humain que lui, c’est qu’ils furent sur le passage de la lente évolution qui aboutit à lui-même, de l’onde historique qui vient de le soulever et qui l’amène en ce moment à la lumière : ils contribuèrent à la diriger comme à lui donner sa forme. La sève vivante qui circule en lui les a traversés comme celle qui nourrit une extrême feuille s’est élaborée dans des racines obscures. Quelque chose d’eux vit encore et fait partie de l’héritage accumulé que se transmettent les générations européennes, car le présent contient tout le passé. Quelques personnes peuvent comprendre un temple grec ou une prière du IXe siècle. Qui de nous sentira pleinement un pourana ou une architecture hindoue? S’il y a eu quelque parenté entre nous et ces gens de l’Inde, les croisemens avec les races noires, l’action séculaire d’une nature et d’un climat différens l’ont effacée. Leur âme est un composé d’espèce mystérieuse, situé non pas seulement au-delà, mais au dehors de ce que nous pouvons imaginer. Nous notons ses manifestations, nous apercevons l’extérieur, les physionomies, les gestes, les rites, les prières, le style, l’art, les coutumes. Le fond nous est impénétrable.


ANDRE CHEVRILLON.