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On a fait un coup de tête, on est parti ; la réflexion ou le repentir sont venus, et la brebis égarée rentre piteusement au bercail sans se douter de tout le temps qu’elle a fait perdre à des fonctionnaires qui n’en ont guère de reste. Ainsi un mari un peu innocent vient déclarer la disparition de sa femme ; le surlendemain il envoie ce simple mot : « Ne vous inquiétez pas de ma femme, elle était chez ma belle-mère. » On peut croire que le greffe n’a pas eu l’indiscrétion de vérifier.

Le hasard semble se jouer sur toutes les lignes du registre et y réunir à plaisir tous les contrastes. Pour ne citer qu’un exemple entre mille, voici deux déclarations qui se suivent à quelques lignes de distance. Il s’agit de deux jeunes filles qui ont disparu le même jour. La première, une grande blonde de dix-neuf ans, semble, d’après tous les renseignemens, appartenir à quelque bonne famille; la seconde est une petite brune de vingt-trois ans, probablement une simple ouvrière. En face de la blonde, le gros crayon bleu a écrit : « Rentrée dans sa famille, » et immédiatement au-dessous la dernière mention de la petite brune : « Repêchée aux Chartrettes (Seine-et-Marne) et reconduite à domicile. »

Le second registre, qui est en quelque sorte la contre-partie du précédent, contient la liste de tous les cadavres apportés à la Morgue du 1er janvier au 31 décembre; il est tenu en double, le second exemplaire étant envoyé chaque année aux archives de la préfecture de police. Chaque corps y est inscrit sous un numéro d’ordre, avec les indications suivantes : « Date d’entrée, heure de l’arrivée, nom, prénoms ou désignation, sexe, âge, état civil, lieu de naissance, profession, demeure, vêtemens, genre de mort, temps écoulé depuis la mort, suicide ou homicide, causes présumées du suicide ou de l’homicide, quartier de provenance, lieu où le corps a été trouvé, autopsie et ses résultats, époque de l’inhumation, observations diverses. » Cette dernière colonne reçoit, avec toutes les mentions spéciales qui ne trouvent pas place ailleurs, la photographie du cadavre.

Dès qu’une déclaration de disparition ou une admission de corps se produit, on va d’un registre à l’autre, et de la comparaison jaillit quelquefois d’emblée le renseignement cherché. Mais il n’en est pas toujours ainsi, et l’établissement de l’identité exige en général un travail dont on ne se fait aucune idée ; malgré les efforts de l’administration, malgré la possibilité de conserver indéfiniment les corps grâce à l’appareil frigorifique, la proportion des individus qui demeurent inconnus s’élève encore à 1 sur 7.

On se demande comment on peut recueillir chaque année à Paris et dans ses environs une centaine de cadavres sur lesquels il