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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/359

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soit impossible, au prix des recherches les plus minutieuses, de mettre une étiquette. Tout individu, si misérable qu’un le suppose, a toujours sinon quelque parent ou quelque ami, du moins quelque voisin qui doit s’apercevoir de sa disparition et la signaler. Si peu de place qu’il ait tenu sous le soleil, si peu de vide qu’il laisse après lui, ce n’en est pas moins un être humain, et il est vraiment lamentable de penser à cet « incognito post mortem » si négligeable que personne ne vient le troubler. Et ces malheureux ne sont pas toujours des misérables : rien ne serait plus faux que de se représenter l’inconnu de la Morgue comme un va-nu-pieds en guenilles. J’ai pendant quelque temps partagé un recoin de la salle de dépôt avec une jeune noyée qu’on avait repêchée dans la Seine après un très court séjour dans l’eau. On l’avait exposée sans résultat, on la ramena dans le petit coin écarté où j’avais installé mes appareils. Rien dans sa personne ni dans sa toilette décente, encore chiffonnée et raidie par l’eau, n’indiquait la misère; on eût dit une bonne petite bourgeoise victime de quelque mauvais roman. Un jour, en arrivant, je trouvai le chariot vide ; il avait fallu faire de la place, elle avait disparu. Il ne restait d’elle qu’un petit tas de vêtemens qu’on allait envoyer au vestiaire, en attendant l’usine du Port-à-l’Anglais, qui transforme toutes les défroques de la Morgue en engrais chimiques !

La note « inconnu o ne revient que trop souvent dans les registres. En 1888, sur (360 adultes, 560 seulement ont été reconnus; pour 100 cadavres, par conséquent, l’identité n’a pas pu être établie. C’est à peu près exactement la proportion des trois années précédentes qui, pour un total de 2,073 adultes, donnent 314 individus restés inconnus. Cette proportion paraît encore plus forte lorsqu’on défalque du nombre des individus « reconnus » tous ceux dont l’identité était établie avant leur entrée à la Morgue. En 1888, sur 560 reconnus, 215 étaient connus dès l’entrée ; il ne reste donc que 345 cadavres dont l’identité a été réellement constatée à la Morgue. Parmi ces 345 reconnaissances, 254 ont été obtenues par recherches et investigations, 7 par l’examen des vêtemens, 8 au moyen de la photographie et 76 par l’exposition publique. On est étonné que dans la masse des individus qui se détruisent par un procédé quelconque, il y en ait si peu qui prennent les précautions nécessaires pour épargner à leurs derniers restes l’indignité de cette exposition publique. Tout récemment, en fouillant devant moi le cadavre d’un noyé, le greffier-adjoint trouva cousu au gilet un morceau de parchemin sur lequel étaient écrits en grosses lettres ces mots : « Je ne veux pas être exposé ! » Le pauvre diable n’avait oublié qu’une chose, son nom, son