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se tint au pied du cercueil en murmurant un « Oh là!.. oh lala! » suivi d’un claquement de langue bizarre qui m’est resté dans les oreilles comme un cri de protestation et de révolte contre la destinée.

Des scènes analogues se renouvellent tous les jours ; elles sont navrantes, elles sont quelquefois, ose-t-on le dire? si lugubrement grotesques qu’on serait aussi incapable d’en sourire que d’en pleurer. On se sent désarmé devant tant de misères si crues et si nues : il n’y a qu’à se découvrir et à s’effacer.

Des intérêts très graves peuvent être engagés dans la reconnaissance d’un cadavre ; aussi le métier de greffier de la Morgue demande-t-il autant de flair et d’instinct que de patience. Les renseignemens, en apparence les plus sérieux, les affirmations les plus nettement formulées, demandent toujours à être contrôlés, parce qu’il faut tenir compte de l’état d’esprit que provoque la Morgue chez les gens les moins impressionnables. Si le greffe n’avait pas, dans les services de la Préfecture de police, des moyens d’investigation aussi rapides que sûrs, les erreurs d’identité seraient continuelles. Sanderson raconte qu’un provincial vint se présenter un jour à la Morgue; il avait été appelé en toute hâte par un télégramme désespéré lui annonçant que son neveu, qu’il aimait comme un fils, s’était laissé entraîner à jouer une forte somme et que, l’ayant perdue, il s’était noyé. On lui présente un cadavre qu’il reconnaît sur-le-champ; l’ensevelissement a lieu le lendemain. En rentrant chez lui après la cérémonie funèbre, l’oncle se trouva en présence d’un revenant qui se jette à son cou. On devine le reste : il pardonne et paie, trop heureux d’annuler un acte de décès en acquittant une différence de jeu et en soldant les funérailles d’un inconnu.

L’histoire est jolie, mais nous doutons qu’elle se soit passée à la Morgue de Paris ; elle n’y a, du moins, laissé aucun souvenir. De pareilles erreurs seraient d’autant plus graves qu’elles pourraient être commises volontairement par des personnes ayant intérêt à se procurer un acte de décès.

En 1887, une dame fort bien mise se présente au greffe en déclarant qu’elle vient de reconnaître son mari sur une dalle de la salle d’exposition ; trois personnes qui l’accompagnaient confirment son dire. Le greffier s’installe devant son bureau et s’apprête à dresser l’acte de reconnaissance ; mais au moment où il demande quelques renseignemens sur l’état civil du défunt, la jeune femme se met à rougir, balbutie et finit par avouer que, depuis cinq ans, elle vit séparée de son mari. On lui fait l’objection qu’en cinq ans un homme peut beaucoup changer, qu’elle a peut-être été victime