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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/363

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d’une fausse ressemblance et que, pour plus de sûreté, il est nécessaire de voir le cadavre de plus près. Une fois en présence du noyé, tout le monde se récrie ; aucune méprise n’est possible : « c’est lui, c’est bien lui ! » Malgré cette affirmation unanime, le greffier ne lut pas absolument convaincu ; il trouva la veuve trop peu émue et trop pressée d’en finir; ses soupçons s’éveillèrent. Il rédigea rapidement l’acte, fit signer tout le monde et, sous un prétexte quelconque, remit au lendemain matin quelques formalités qui restaient à remplir. Aussitôt seul, il dépêcha son aide à la Préfecture et, deux heures plus tard, il apprend qu’un individu portant le même nom que le défunt se trouvait dans un garni de la rue Jean-de-Beauvais. Le logeur est mandé ; il arrive avec son livre et donne tous les renseignemens qu’on lui demande sur son locataire : il l’a vu le matin même ; quant au noyé qu’on lui présente, c’est pour lui un inconnu.

Le lendemain, à l’heure fixée, la veuve revient, accompagnée cette fois de six personnes ; nouvelle scène de reconnaissance, même unanimité que la veille devant le cadavre qu’on avait disposé sur un support pour le photographier. Quand tout le monde eut bien vu et suffisamment affirmé, le greffier prit la jeune femme à part et lui dit très aimablement : — « Vous tenez bien, madame, à retrouver votre mari? Oui, eh bien! consolez-vous, voici un monsieur qui va vous donner son adresse ; vous le retrouverez plein de vie et de santé. » — La fausse veuve changea légèrement de couleur, mais se remit très vite et protesta de son ardent désir de revoir son époux perdu.

Le soir même, les deux conjoints étaient rendus l’un à l’autre par le greffier de la Morgue ; après un abordage extrêmement vif, on se résigna de part et d’autre, et la vie commune fut reprise.

On pourrait composer tout un volume avec les anecdotes du greffe ; je n’en raconterai plus qu’une, parce qu’elle donne une idée tellement monstrueuse de la bêtise humaine qu’elle mérite d’être conservée à titre de document.

Une lettre arrive au greffe; rien qu’à en voir la suscription, c’est quelque lettre de mendiant. On l’ouvre : après un préambule sur la misère de ce bas monde, l’auteur demande comme une faveur à figurer sur les dalles de la Morgue ou à remplir un rôle quelconque dans le spectacle du jour; la requête se termine par des protestations de bons services et par une vague allusion à un salaire qu’on est décidé à accepter si minime qu’il soit : « Vous me donnerez ce que vous voudrez, » et même on se contenterait de figurer « au pair, » c’est-à-dire logé et nourri. L’auteur est mandé à la Morgue ; on voit alors arriver un pauvre loqueteux qui répète verbalement ses offres de service et appuie sa demande de tout ce