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inconnu, il est nécessaire de l’exposer. Ici encore nous retrouvons des appareils mécaniques très ingénieux dont l’emploi réalise un grand progrès. Rien n’est plus ignoble que le spectacle d’un pauvre sujet qu’on manipule à force de bras, et le service a tout à gagner en rapidité comme en décence à ce que cette manœuvre indispensable soit réduite au strict minimum. Le corps qu’on va introduire dans la salle est installé sur une sorte de table roulante en prenant soin de mettre en évidence tous les indices caractéristiques qui peuvent faciliter sa reconnaissance. Autrefois les inconnus étaient exposés dans la nudité la plus complète sur la dalle de marbre ; aujourd’hui le règlement exige qu’on leur laisse leurs vêtemens ; il ne fait exception que pour les noyés[1]. Quand le corps est bien installé sur son chariot, on n’y touche plus jusqu’au moment de la mise en bière. C’est ainsi qu’il va parcourir toutes les étapes de son séjour à la Morgue, c’est ainsi que tout d’abord on le roule dans la salle d’exposition où nous n’avons qu’à le suivre.

Une double porte qui joue le rôle d’un tambour isolant nous introduit dans une première pièce où l’on a généralement juste la place de passer. Servant de dépôt aux cadavres reconnus ou soustraits pour une raison quelconque aux regards du public, cette pièce n’est séparée de la salle d’exposition, dont elle fait partie, que par une simple cloison à hauteur d’homme. La température y est la même, c’est-à-dire de 2 à 4 degrés au-dessous de zéro. Au milieu, deux ou trois corps sur leurs chariots; au fond, soigneusement disposés, des séries de cercueils dont le couvercle non encore scellé laisse voir ici des cheveux, là un bout de main ; ailleurs encore une double rangée d’orteils. Souvent en été, lorsque la place manque, les bières sont dressées debout ; les cadavres, raides comme des statues, ont l’air de monter une faction. Le regard immobile de la mort est pénible à soutenir longtemps, quelque habitude qu’on en ait, et je dois avouer, au risque de faire sourire, qu’en travaillant seul dans cette pièce il m’est arrivé quelquefois de masquer une figure qui me gênait. Mais aussi quelles figures! Je me souviendrai toujours d’un grand diable de noyé dressé dans le coin à droite; bouffi, ballonné, monstrueux, n’ayant plus forme ni couleur humaine, on eût dit qu’un démon l’avait insufflé, puis passé au cirage en laissant çà et là des plaques vert livide. Pour

  1. Ce sont les corps dont la putréfaction marche le plus vite et qui subissent en quelques heures les transformations les plus profondes. Il se produit entre autres un ballonnement de l’abdomen et un gonflement de tous les membres tels que les vêtemens s’imprimeraient dans leurs parties serrées et finiraient même par éclater sous la pression des tissus. La prescription du règlement est d’ailleurs presque tombée en désuétude depuis qu’on s’est rendu maître de la conservation des cadavres.