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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/370

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comble d’horreur, sa face avait été labourée par un coup de gaffe au moment où on le repêchait. C’était à se sauver!

Ces cadavres, que l’administration n’ose pas exposer tant ils sont hideux, sont par bonheur l’exception, les autres sont plus présentables; si c’est toujours la mort, c’est du moins une mort qui se laisse regarder.

Mais il fait trop froid pour nous attarder; hâtons-nous de jeter un coup d’œil dans la salle d’exposition. Au premier plan, devant la vitrine, la rangée de chariots et des cadavres exposés; au fond, la caisse des alvéoles qui fait rentrée dans la salle et dont on ne voit que l’enveloppe close de toutes parts ; à droite, dans l’encoignure formée par la caisse, des vêtemens montés sur des mannequins d’osier; tout le long des murs, de gros tuyaux couverts de givre qui font partie du même système que les serpentins des alvéoles et qui se rendent à la machine, qu’on entend battre sans la voir derrière la muraille. La salle a de belles proportions, elle est soigneusement tenue et contraste étrangement avec la pièce que nous venons de traverser. Derrière le double vitrage qui la ferme en avant et qui lui donne un faux air d’aquarium, on voit circuler le public ; rien n’est plus curieux à observer que ce flot perpétuel de vivans qui viennent regarder les morts. Les hommes entrent carrément, jettent un coup d’œil sur chaque cadavre et passent; les femmes, plus réservées, font un visible effort pour satisfaire leur curiosité, elles sont venues chercher le cauchemar qui les poursuivra toute la nuit; les enfans grimpent sur la galerie de fer, se hissent pour mieux voir et frétillent comme des poissons dans l’eau. Voici une nourrice avec son nourrisson ; voici plus loin une femme de chambre avec la marmaille qu’on lui a confiée pour la mener jouer dans le square Notre-Dame, Dans les grands jours, au moment d’un crime retentissant et d’une exhibition de victime extraordinaire, la foule devient formidable. La queue s’organise régulièrement sous la surveillance du gardien et des sergens de ville. Au milieu des rires, des plaisanteries, des calembours, on se pousse, on s’excite, mais cette gaîté a quelque chose de forcé. C’est un énervement agité et fiévreux qui saisit le public au moment d’arriver devant un spectacle qui dans le fond lui fait peur : aucun de ceux qui se touchent les coudes devant la vitrine ne consentirait à passer deux minutes seul à seul avec le cadavre qui l’attire avec tant de force. Quand l’assassinat d’une femme galante remplit les journaux, on voit apparaître un public tout spécial dans la galerie. Ce sont des femmes, souvent accompagnées d’une petite bonne, qui, la figure décomposée, contemplent avec terreur la dalle sinistre qu’elles entrevoient dans leurs rêves comme le dénoûment