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est comme la préfiguration de l’histoire de la destruction du Temple. Il semble que Guillaume de Nogaret, qui, dans les deux cas, a été le protagoniste de la royauté, se soit d’abord fait la main en terrassant Boniface; plus tard, il n’a rien trouvé de mieux que d’employer contre les templiers l’escrime traîtresse et brutale qui lui avait réussi une première fois.

Boniface VIII passait, quand le roi de France entreprit de l’abattre, pour un pape mondain et d’un caractère très dur. Une satire de fra Jacopone atteste qu’on jasait, en Italie, de la liberté de son langage, comme on jasait en France des mystères des templiers. Son tempérament autoritaire lui avait fait beaucoup d’ennemis, comme leur orgueil traditionnel en avait fait aux chevaliers. Bref, comme le Temple, Boniface était impopulaire ; c’est là-dessus que Nogaret tabla. Ce personnage, Guillaume de Nogaret, qui occupe dans notre histoire une place analogue à celle du Thomas Cromwell d’Henri VIII dans l’histoire anglaise, était un Languedocien né dans un pays jadis hérétique, d’une race enflammée et malveillante ; il avait été professeur de droit à Montpellier, juge-mage à Nîmes, avant d’être conseiller du roi; l’influence d’une éducation toute juridique et toute biblique (il cite constamment le Digeste et l’Ancien Testament) avait corroboré en lui les dispositions natives : la sécheresse et la ruse des gens du Midi. Il vit très bien tout le parti qu’on peut tirer, contre un adversaire, d’une impopularité naissante, adroitement avivée par la calomnie. Il fut le plus habile des diffamateurs, parce que, ayant sondé les profondeurs de la crédulité humaine, il fut le plus éhonté. Mais sa principale originalité n’est pas là; il eut l’idée audacieuse, ayant à combattre l’Église, d’abord dans son chef, puis dans le plus florissant de ses membres, de retourner contre elle ses propres armes. Ce fils d’albigeois a immolé Boniface et l’ordre du Temple avec un fer sacré : il les a accablés sous cette terrible accusation d’hérésie, sous laquelle les papes et les ordres d’autrefois avaient fait trembler si souvent la société laïque. Il a épuisé sur l’Eglise toutes les rigueurs de la procédure inquisitoriale inventée par l’Église. Et c’est là un juste retour dont Nogaret, ce singulier défenseur de l’orthodoxie et de la discipline ecclésiastique, plus catholique que le pape, a dû goûter toute l’ironie.

Sa conduite, dans l’affaire de Boniface, fut, pour un coup d’essai, un coup de maître. Dès que le conseil du roi eut résolu de pousser à fond la guerre avec le pape, il multiplia à Paris, pendant l’année 1303, les conférences au Louvre, les réunions tumultuaires des grands seigneurs et du bas peuple dans les jardins du palais royal et de la Cité. Là il prononça ou fit prononcer des harangues,