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Eh bien, le précepteur de Normandie avoua qu’il avait renié le Christ ; interrogé s’il avait craché sur la croix : « Je ne sais plus, nous nous dépêchions; » il reconnut qu’un précepteur d’Auvergne lui avait recommandé la sodomie. Hugues de Payraud s’abandonna tout à fait, avoua que les baisers, le reniement, le crachement, faisaient partie des statuts, et qu’il avait lui-même conseillé les mœurs infâmes; il déclara toutefois que tous les frères n’avaient pas été reçus suivant ces rites détestables, mais, après une suspension d’audience, il se rétracta: « j’ai mal compris, j’ai mal entendu; je crois que tous les frères sont reçus comme je l’ai été. » Quant à Jacques de Molay, il avoua le reniement du Christ et les crachats. — Voilà comment se comportèrent les trois premiers dignitaires de l’ordre; comment ne pas excuser les subalternes qui, pour complaire à leurs tourmenteurs, s’ingénièrent à inventer des perfidies inédites, ce Guillaume de Gi, qui raconta ses rapports immondes avec le grand-maître ; ce Reynier de Larchent, qui suggéra aux inquisiteurs la pensée de rechercher une allusion obscène dans les premiers mots du psaume des degrés de David, Ecce quam bonum et quam jucandum habitare fratres in unum… que les templiers chantaient pendant la cérémonie de leur profession?

Les inquisiteurs de province, comme ceux de Paris, firent leur métier consciencieusement. On leur avait demandé non pas de rechercher la vérité, mais de faire reconnaître certaines choses comme des vérités. Ils ouvrirent en effet les mâchoires rebelles et ils surent étouffer jusqu’au plus faible écho des réticences[1]. Il n’y a que les persécutions modérées qui échouent; les persécutions bien faites réussissent toujours. Si les collaborateurs de Guillaume de Paris étaient restés à la tête de l’affaire des templiers, si Nogaret et les dominicains n’avaient pas eu à compter avec Clément V, jamais les cachots n’auraient entre-bâillé leurs portes, jamais les accusés n’auraient pu faire entendre les simples paroles qu’ils dictèrent, en 1310, aux notaires apostoliques : « On ne peut invoquer contre nos frères les aveux passés (en 1307) parce que ces aveux ont été arrachés à force de géhennes. Ils ont dit ce que voulaient les bourreaux : Dixerunt voluntatem torquencium. »

Mais Clément V fut vivement choqué d’apprendre le coup de main du 13 octobre, accompli presque sous son nom, et, en réalité, sans sa permission. Si bas que ce pape valétudinaire fût tombé,

  1. Frère Pierre Du Marais, bachelier en théologie et dominicain, déclara plus tard aux commissaires pontificaux qu’il avait assisté aux dépositions de beaucoup de templiers : « Les uns ont avoué, quelques-uns ont nié. J’ai beaucoup de raisons de croire que ceux qui niaient méritaient plus de créance que les autres. »