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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/425

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l’inquisition. Plus le temps s’écoula, plus l’opinion s’affermit en ce sens. Saint Antonin de Florence, au XVe siècle, n’hésita pas à attribuer la chute du Temple à l’envie allumée par leurs richesses. Boccace prit leur parti. Campi nous apprend qu’au XVIIe siècle les chevaliers étaient regardés universellement, en Italie, comme des saints et des martyrs.

On parle communément, de nos jours, de la « justice de l’histoire. » Les personnages qui se croient lésés par le jugement des hommes de leur temps en appellent volontiers à l’histoire, au lieu d’en appeler, comme le bon Jacques de Molay, à Dieu. Mais la justice de la postérité n’est pas toujours juste ; elle a des oscillations; aucune force mystérieuse ne la garantit contre l’erreur ; beaucoup de causes l’y prédisposent. Les templiers devaient éprouver la vanité de cette justice posthume, après avoir éprouvé en première instance celle de la justice temporelle de leur siècle. L’arrêt de Clément V, dicté par Philippe le Bel, fut, il est vrai, revisé d’abord par les foules attendries. Mais, quand la monarchie absolue trouva en France des apologistes intransigeans, l’arrêt de la pitié publique fut cassé à son tour par les savans, appliqués à réhabiliter en tous points la mémoire de Philippe le Bel, fondateur officiel de l’absolutisme. Des hommes comme Du Puy accablèrent les templiers sous le poids d’une érudition assez solide pour dissimuler longtemps la pauvreté de leurs conclusions. Les partisans de l’infaillibilité rétrospective de la papauté trouvèrent aussi intérêt à blanchir Clément V : « Il ne faut pas, dit un écrivain catholique, que le procès des templiers serve de thème aux déclamations des incrédules contre le saint-siège. « D’autre part, des sectes adonnées à un mysticisme hétérodoxe et désireuses de rattacher leur origine à une tige ancienne, comme les francs-maçons et les rose-croix, glorifièrent les chevaliers d’une partie des crimes dont un pape les a chargés, et voulurent voir de la profondeur dans l’inepte symbolisme décrit par leurs accusateurs. — La postérité a donc crucifié une seconde fois l’ordre du Temple, qui a été victime, mort et vivant, des préjuges et de la mauvaise foi. Amer sujet de réflexions pour ceux qui ont besoin de croire à la sanction terrestre des récompenses et des châtimens, à la justification finale de l’innocence, à la punition des méchans, aux balances de « l’équitable avenir. »


CH. V. LANGLOIS.