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dire que leur intrépidité finale est la marque de la forte prise que le démon avait sur eux.

L’ordre du Temple avait été détesté par le peuple tant qu’il avait été florissant; après sa chute, il y eut dans les masses, comme il arrive, un revirement de sympathie en sa faveur. Le bûcher du 19 mars flamboya d’un éclat sinistre dans l’imagination populaire ; on en recueillit les cendres pour les vénérer à titre de reliques, et, comme les temps étaient durs, on crut que la colère de Dieu s’appesantissait pour venger le sang innocent. Il y eut des éclipses, des parahélies, des parasélènes, toutes sortes de prodiges astronomiques, météorologiques et physiologiques : le tonnerre dans un ciel serein, de la grêle, des naissances monstrueuses. Comme Clément V succomba, un mois après l’exécution de Molay, à une affreuse maladie, et comme Philippe le Bel disparut bientôt à son tour, à l’âge de quarante-six ans, la légende se répandit que Molay supplicié avait assigné le pape et le roi au tribunal de Dieu. Guillaume de Nogaret mourut aussi vers ce temps-là, après Clément, avant Philippe.

Le deuil public s’apaisa lentement, il dura autant que les derniers contemporains du drame. Seize ans après la mort de Philippe le Bel, un noble provençal, Bertrandet de Pellissier, écrivait dans son testament une belle oraison funèbre de ce Temple dont la fin était restée le cauchemar de ses jours et de ses nuits. Et combien de parens des victimes, combien de spectateurs des exécutions auraient pu dire avec Bertrandet : « J’ai souvent réfléchi aux vicissitudes des choses humaines, en pensant au sort pitoyable de cet ordre magnifique que j’avais vu si haut, et qui, en un clin d’œil, est tombé si bas. Comment ne pas pleurer, surtout quand les malheurs privés se joignent aux désastres publics? Je ne sais pas comment j’ai pu survivre à la mort déplorable de mes frères Pons et Guiraud, de mes proches et de mes amis sacrifiés!.. Cet ordre si illustre, qui avait formé tant de braves chevaliers ; cet ordre à qui mes ancêtres étaient si redevables, que tant de mes cousins et de mes oncles, les Pellissier, les Pellipaire, ont servi, sous les auspices duquel ils ont suivi la voie de la gloire et de la vertu militaire, il fut, hélas! et s’est évanoui! Présent me sera toujours ce jour fatal, signe terrible de l’indignation céleste! Je voudrais que mes fils l’eussent toujours devant les yeux, pour apprendre l’horreur de la richesse, de la mollesse, de l’ivrognerie, des séductions féminines et de tous les vices que la paresse engendre... » — Telle est la philosophie à laquelle s’arrêta le bon sens public. Oui, les templiers, ou quelques templiers avaient été coupables d’orgueil, de débauches, et peut-être d’irrévérences. Non, les templiers n’étaient pas coupables des atrocités relevées à leur charge par