Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/443

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fut-il perdu de vue qu’on rencontra deux frégates anglaises. On put encore leur échapper.

Les longues heures de la traversée, notre héros les remplissait en pensant à Mme de La Fayette. Il est impossible de ne pas être charmé par ses lettres si sincères, si jeunes, si tendres : « À bord de la Victoire, ce 30 mai 1777. — C’est de bien loin que je vous écris, mon cher cœur, et à ce cruel éloignement se joint l’incertitude encore plus affreuse du temps où je pourrai savoir de vos nouvelles… Que de craintes, que de troubles j’ai à joindre au chagrin déjà si vif de me séparer de tout ce que j’ai de plus cher ! Comment aurez-vous pris mon second départ ? (Le premier était le voyage à Londres.) m’en aurez-vous moins aimé ? m’aurez-vous pardonné ? Aurez-vous songé que, dans tous les cas, il fallait être séparé de vous, errant en Italie et traînant une vie sans gloire, au milieu des personnes les plus opposées à mes projets et à ma façon de penser ? Toutes ces réflexions ne m’ont pas empêché d’éprouver un mouvement affreux dans ces terribles momens qui me séparaient du rivage.

« Vos regrets, ceux de mes amis, Henriette (son premier enfant, qu’il perdit pendant son voyage), tout s’est représenté à mon âme d’une manière déchirante. C’est bien alors que je ne me trouvais plus d’excuse. Si vous saviez tout ce que j’ai souffert, les tristes journées que j’ai passées en fuyant tout ce que j’aime au monde ! Joindrai-je à ce malheur celui d’apprendre que vous ne me pardonnez pas ? En vérité, mon cœur, je serais trop à plaindre.

« Mais je ne vous parle pas de moi, de ma santé, et je sais que ces détails vous intéressent. Je suis dans le plus ennuyeux des pays. La mer est si triste ! et nous nous attristons, je crois, mutuellement, elle et moi… Je devrais être arrivé ; mais les vents m’ont cruellement contrarié. Je ne me verrai pas avant huit ou dix jours à Charlestown…

« Pourvu que j’apprenne que vous vous portez bien, que vous m’aimez toujours et qu’un certain nombre d’amis sont dans le même cas, je serai d’une philosophie parfaite sur tout le reste, de quelque espèce et de quelque pays qu’il puisse être. Mais aussi, si mon cœur était attaqué dans un endroit bien sensible, si vous ne m’aimiez plus tant, je serais trop malheureux. Mais je ne dois pas le craindre, n’est-ce pas, mon cher cœur ? j’ai été bien malade dans les premiers temps de mon voyage, et j’aurais pu me donner la consolation amusante qui est de souffrir en nombreuse compagnie. Je me suis traité à ma manière. J’ai été plus tôt guéri que les autres ; à présent, je suis à peu près comme à terre… Vous voyez que je vous dis tout, mon cher cœur ; aussi ayez-y confiance