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et ne soyez pas inquiète sans sujet... Parlons de choses plus importantes! Parlons de vous, de la chère Henriette, de son frère ou de sa sœur! (Mme de La Fayette était grosse.) Henriette est si aimable qu’elle donne le goût des filles. Quel que soit notre nouvel enfant, je le recevrai avec une joie bien vive. Ne perdez pas un moment pour hâter mon bonheur, en m’apprenant sa naissance. Je ne sais pas si c’est parce que je suis deux fois père, mais je me sens plus père que jamais... »

« 7 juin. — Je suis encore dans cette triste plaine. Pour me consoler un peu, je pense à vous, à mes amis ! Je pense au plaisir de vous retrouver. Quel charmant moment, quand j’arriverai, que je viendrai vous embrasser tout de suite, sans être attendu! Vous serez peut-être avec vos enfans. J’ai même, à penser à cet heureux instant, un plaisir délicieux! Ne croyez pas qu’il soit éloigné; il me paraîtra bien long, sûrement; mais, dans le fait, il ne sera pas aussi long que vous allez vous l’imaginer...

« Vous avouerez, mon cœur, que l’occupation et l’existence que je vais avoir sont bien différentes de celles qu’on me gardait dans ce futile voyage (en Italie). Défenseur de cette liberté que j’idolâtre, libre moi-même plus que personne, en venant, comme ami, offrir mes services à cette république si intéressante, je n’y porte que ma franchise et ma bonne volonté, nulle ambition, nul intérêt particulier; en travaillant pour ma gloire, je travaille pour leur bonheur. J’espère qu’en ma faveur, vous deviendrez bonne Américaine ; c’est un sentiment fait pour les cœurs vertueux. Le bonheur de l’Amérique est intimement lié au bonheur de toute l’humanité ; elle va devenir le respectable et sûr asile de la liberté.

« Adieu, la nuit ne me permet pas de continuer, car j’ai interdit toute lumière dans mon vaisseau depuis quelques jours. Voyez comme je suis prudent! Adieu donc! Si mes doigts sont un peu conduits par mon cœur, je n’ai pas besoin de voir clair pour vous dire que je vous aime et que je vous aimerai toujours. »

Tout La Fayette est déjà dans cette lettre sensible, héroïque, avec le grain de chimère et d’optimisme généreux qui sent le XVIIIe siècle.

Ce ne fut que le 16 juin 1777, après sept semaines de navigation et d’incidens de toute sorte, que La Fayette eut la bonne chance d’aborder en Caroline et de mouiller devant Georgetown. Remontant en canot la rivière, il sentit enfin sous ses pieds le sol américain, « et son premier mot fut un serment de vaincre ou de périr pour la cause de l’indépendance<ref> Nous renvoyons nos lecteurs pour l’ensemble des faits à la remarquable Histoire de la participation de la France à l’indépendance des États-Unis. L’auteur, M. Henry Doniol, a été le premier éditeur de tous ces documens. Personne ne les avait jusqu’à ce jour mis en ordre et agencés dans l’histoire générale. Ce beau travail a mérité le prix Gobert.<ref>. »