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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/457

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cœur battait de pouvoir coopérer à une action avec la marine française. Se rendant à l’escadre, il y fut comblé d’honnêtetés, surtout par l’amiral, dont il admirait les rares qualités, l’activité infatigable, jointe à beaucoup d’esprit. Comme le bailli de Suffren était placé en avant de la flotte, La Fayette lui apporta l’ordre du comte d’Estaing d’attaquer trois frégates anglaises, qui furent brûlées.

Les plus grandes espérances étaient fondées sur la coopération de la flotte française. Le 8 août, l’armée américaine s’était portée à Howland’s-Ferry, tandis que notre escadre forçait le passage entre Rhode-Island et Connecticut. La droite, composée de 5,000 miliciens et de 1,000 continentaux, était commandée par La Fayette. La nuit du 8 au 9, les Anglais évacuèrent le nord de l’île et se renfermèrent dans les fortifications de Newport. « Le soir de notre arrivée[1], la flotte anglaise parut devant la passe avec tous les vaisseaux que lord Howe avait pu ramasser et 4,000 hommes de renfort. Heureusement que le lendemain matin le vent du nord souffla, et la flotte française, passant fièrement sous le feu le plus vif des batteries, auxquelles elle répondit de ses bordées, alla accepter la bataille que lord Howe avait l’air de lui proposer. L’amiral anglais coupa sur-le-champ ses câbles et s’enfuit à toutes voiles, poursuivi vivement par tous nos vaisseaux, l’amiral en tête. Ce spectacle se donnait par le plus beau temps du monde, à la vue des armées anglaise et américaine. Je n’ai jamais été si fier que ce jour-là. C’est le lendemain, — au moment que la victoire allait se compléter, que les canons du Languedoc portaient sur la flotte anglaise, — qu’un coup de vent, suivi d’un orage affreux, sépara et dispersa les vaisseaux français. Le Languedoc et le Marseillais furent démâtés, le César perdu pour quelque temps; il n’y avait plus moyen de retrouver la flotte anglaise. M. d’Estaing revint à Rhode-Island, y resta deux jours, en cas que le général Sullivan voulût se retirer, et puis relâcha à Boston. »

C’est ce départ précipité pour Boston qui faillit tout compromettre[2]. Au départ de la flotte, l’affliction, l’indignation furent générales. La perte des espérances, l’embarras de la position, tout irritait les milices, dont le mécontentement fut contagieux. Déjà le peuple, à Boston, parlait de refuser son port; les généraux rédigèrent une protestation que La Fayette refusa de signer. Emporté par la passion, Sullivan mit à l’ordre de l’armée « que nos alliés nous avaient abandonnés. » La Fayette se rendit chez Sullivan et exigea que l’ordre du matin fût rétracté dans celui du soir. Plutôt que de suivre le torrent de l’opinion, il risqua sa popularité.

  1. Voir lettre au duc d’Ayen.
  2. Mémoires de ma main, p 57.