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De la pièce de M. Daudet on a dit tout bas, par déférence, mais on a dit : pièce mal faite. Imparfaite eût suffi; imparfaite pour plus d’une raison : par défaut d’équilibre d’abord. Incertaine en sa seconde moitié, l’œuvre n’est pas tout à fait d’aplomb sur ses quatre actes; elle boite un peu comme sur des pieds inégaux. L’action, très pathétique au second acte, languit au troisième et se dérobe au dénoûment.

Les personnages aussi manquent de concordance les uns avec les autres et parfois avec eux-mêmes. Il en est d’inutiles, j’irai jusqu’à dire de fâcheux; il en est d’inconséquens; les uns vont plus loin, les autres, ailleurs qu’il ne faudrait. Inutile, une jeune personne que nous voyons d’abord, fiancée comme Madeleine, mais évaporée et bavarde, pour la retrouver au troisième acte, assagie, attristée par une déception d’amour et prête à prendre le voile. Au premier acte, une scène entre les deux jeunes filles nous avait plu par un charme de jeunesse et de gaîté ; il était superflu de lui donner, par pure symétrie, un pendant mélancolique. Quant à certain garde-chasse Sautecœur, dont a pu se passer notre récit, il est non-seulement en dehors de l’action, mais contre l’idée de la pièce. C’est un héréditaire, lui aussi, fils de braconnier, braconnier lui-même, que, dans l’espoir de l’amender, Didier a pris à son service. Pourquoi nous le montrer incorrigible, celui-là, et rendant au marquis, par nostalgie de la maraude, des insignes qui le brûlent comme un fer rouge? L’exemple du serviteur affaiblit, infirme presque celui du maître, qu’il aurait dû au contraire et qu’il aurait pu confirmer. Si M. Daudet ne voulait pas sauver tout le monde, s’il entendait faire la part du feu et laisser une victime à l’atavisme, cette concession pouvait tourner encore au profit de sa thèse. En quelques mots, il suffisait d’expliquer l’inévitable retour d’un braconnier au braconnage par l’absence ou la faiblesse dans une âme instinctive et grossière, de la conscience, de la volonté, de l’éducation, de toutes les puissances morales qui peuvent défendre et faire triompher une âme supérieure de la fatalité héréditaire.

D’autres caractères encore s’égarent parfois ou s’exagèrent. Le rôle d’Estelle, surtout, a été poussé par l’auteur et l’artiste trop près du mauvais goût et de la caricature. Mlle de Castillan, venant annoncer à Didier la rupture du mariage, recule trop loin les bornes de la bêtise, je dirais volontiers de la stupidité. Nulle main, surtout la main d’une femme, fût-ce d’une vieille fille, n’irriterait de telle sorte une aussi saignante blessure. « Chez nous, dit la grosse Estelle, en riant de son rire insupportable et en rendant à Didier la bague des fiançailles, chez nous on n’achète jamais ces choses-là qu’à condition. » Le trait, le dernier de la scène, est de trop ; cette oie en avait dit assez pour provoquer plus tôt le cri du jeune homme à sa mère : « Emmène-la, ou je vais la tuer ! »