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autres et dessinant la coulée qu’ils ont suivie comme une grande route sombre ; on les suit du regard et on arrive à un volcan majestueux, isolé, et qui cache à peine sous quelques plaques de neige étincelante les flancs gris de son cratère éteint depuis des centaines d’années. D’autrefois, en gravissant une colline, nous sommes tout étonnés d’apercevoir de l’autre côté un beau lac dont les eaux, d’un bleu sombre métallique, écument sous le1 souffle d’une brise légère. Il semble que, pour cette eau si limpide, un vase ait été creusé dans le marbre le plus blanc. Le lac est, en effet, entouré de tous côtés, d’un brillant dépôt : c’est le sel, dont la forte proportion mêlée à ses eaux l’empêche de geler. Il s’étend à perte de vue, et pourtant, ainsi qu’on peut le juger à ses anciennes rives, il est condamné à disparaître comme tant d’autres qui n’existent déjà plus et dont on ne reconnaît l’emplacement qu’à la nappe cristalline qu’ils ont laissée. Si ces lacs non gelés sont d’un effet saisissant à voir, nous en préférons d’autres sur la glace desquels notre caravane peut se lancer hardiment.

Les lacs, d’ailleurs, nous préoccupent peu ; lorsque nous ne pouvons les traverser, nous avons la ressource de les tourner. J’avoue, pour ma part, que les grandes chaînes blanches qui semblent mises en travers pour nous barrer la route ne laissent pas que de m’inquiéter. Nous finissons cependant toujours par les franchir simplement, en remontant quelque lit de ruisseau gelé, et peu à peu, presque insensiblement, nous arrivons à une dernière passe qui marque le point culminant de notre ascension. Nous en redescendons facilement, mais non sans éprouver un vrai soulagement à nous retourner, et à saluer pour la dernière fois ces immenses glaciers qui ne le cèdent en rien aux pics les plus formidables de l’Himalaya, et que nous laissons pour toujours derrière nous.

C’est que nous avons hâte de descendre ; voilà tantôt deux mois que nous sommes à une altitude moyenne de 4,200 à 5,000 mètres. Nous avons atteint le sommet de l’ancien monde, c’est sous nos pieds que ses grands fleuves prennent leur source. Les glaciers que nous découvrons envoient leurs eaux d’un côté à l’Océan-Indien, par la Salouen, le Mékong, et, de l’autre, aux mers de Chine, par le Yang-tsé, l’une des grandes artères du Céleste-Empire. Et lorsque nous découvrons ces lacs immenses, encore complètement inconnus, ou que nous baptisons ces chaînes colossales, il nous semble que nous violons quelque sanctuaire. Montagnes, glace, froid, vent, tout paraît, en effet, accumulé par la nature afin d’arrêter l’humain assez téméraire pour vouloir pénétrer ces solitudes. Les conditions d’existence ne sont pas les mômes pour les animaux : chaque jour nous voyons des troupeaux d’ânes sauvages qui s’enfuient à la file, la tête en l’air, courant d’un galop