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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/534

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vivement les derrières de l’infanterie britannique, qui se repliait, Maurice vint retrouver le roi au poste d’Herderen, que le prince n’avait pas quitté et d’où il avait pu suivre toutes les péripéties de l’action. Il y avait pris même part lui-même par des ordres donnés très à propos pour seconder les manœuvres de Maurice, ne témoignant aucune inquiétude, même quand la partie pouvait paraître compromise. Ce n’étaient pas seulement des félicitations que le vainqueur était empressé de chercher : il tenait à présenter tout de suite au roi des prisonniers de distinction, et entre autres l’aide-de-camp du duc de Cumberland, sir John Ligonier, qui passait pour l’ami personnel et le plus écouté des conseillers du prince. La prise de Ligonier avait eu lieu dans des circonstances qui en faisaient un des incidens les plus curieux de la journée. C’était un réfugié protestant, né en Languedoc, élevé par sa famille en émigration et parlant le français comme sa langue maternelle ; quand il s’était vu surpris, sur le point d’être arrêté, il remarqua que l’uniforme des carabiniers qui l’entouraient ressemblait à celui qu’il portait lui-même et pour se donner le temps de s’échapper, il avait imaginé de se mêler aux vainqueurs en criant avec eux, à plein gosier, mais sans le moindre accent : « Chargeons ! chargeons ! » L’artifice aurait réussi sans une décoration anglaise qu’il portait et qui le fit reconnaître. Un simple soldat mit la main sur lui ; Ligonier lui offrit alors sa montre et sa bourse s’il consentait à lâcher prise ; mais le soldat s’y refusa, et c’était lui-même qui, tenant encore son prisonnier par la main, vint le conduire jusqu’au roi. Le roi accueillit le général anglais de la meilleure grâce, et l’invita pour le soir même à dîner à sa table. Puis, en lui montrant les cadavres qui jonchaient le sol (il y avait, dit-on, dix mille morts parmi les Anglais et six mille Français) : « Ne vaudrait-il pas mieux, lui dit-il, songer sérieusement à la paix que faire tuer tant de braves gens ? » Ce n’était pas là, on allait le voir, une simple politesse et un mot de parade. Cette attitude théâtrale, probablement préméditée, avait pour but de cacher un désir de paix peut-être trop empressé à se produire sous l’apparence de la générosité dans la force[1].

Si la victoire donnait de si belles prises, elle coûtait aussi des pertes cruelles. Le comte de Bavière, frère naturel de Charles VII, le jeune marquis de Frouley, jeune homme de grande espérance, bien d’autres encore, dignes de regrets, étaient restés sur la place. Louis prit sa part de tous ces deuils, et, se tournant vers le marquis de Ségur, dont le fils, à peine remis de graves blessures reçues à Rocoux, avait voulu combattre à tout prix et dont un boulet

  1. Valfons, p. 215 et 216. — Voltaire, Siècle de Louis XV.