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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/540

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L’intérêt devint bien plus vif encore, quand aussitôt après le départ du chevalier on apprit une nouvelle absolument imprévue. Gênes était délivrée : les alliés prenaient le parti d’abandonner le siège. Personne ne s’attendait moins à cette libération que les assiégés eux-mêmes et leurs auxiliaires français qui venaient de tenter deux sorties sans résultat : leur noble commandant, le duc de Boufflers, pour avoir payé de sa personne sous un soleil ardent, était atteint d’une congestion cérébrale, qui le mettait à toute extrémité. Comment ce deuil faisait-il place à une bonne fortune si inespérée ? L’explication ne se fit pas attendre.

C’était le mérite renommé du gouvernement piémontais de savoir se faire seconder par un excellent service d’informations diplomatiques et militaires. Aussi dès le début de la campagne, Charles-Emmanuel avait-il été averti du rassemblement des troupes laissées par Belle-Isle au pied des Alpes, et devinant qu’un général ne se résignait pas sans dessein à se passer d’une partie de ses moyens d’action, il avait fait surveiller, avec une vigilance inquiète, tout ce qui se passerait sur cette frontière toujours menacée de ses états. Avant que les vingt bataillons de renfort détachés de l’armée royale fussent arrivés à leur destination, il était informé qu’on les attendait et au courant de tous les préparatifs faits pour les recevoir. Il ne douta plus, dès lors, que l’intention de son ennemi fût de le prendre à revers et de le venir chercher sur son propre territoire. Saisi de crainte à la pensée de voir les soldats français déboucher par quelqu’une des vallées des affluens du Pô, et marcher droit sur sa capitale, il ne perdit pas un instant pour rappeler à lui toutes ses forces, y compris douze de ses bataillons qui prenaient part aux travaux du siège de Gênes, sous les ordres du général autrichien. Schulembourg (c’était le nom du général que Marie-Thérèse avait donné pour successeur au marquis de Botta), se trouvant par cette retraite privé de moyens suffisans pour compléter l’investissement de la ville, avait dû renoncer à s’en emparer ou au moins momentanément s’en éloigner[1].

Outre son importance stratégique, cette manœuvre si peu prévue présentait, aux yeux de Belle-Isle, l’avantage de lui ménager un éclatant succès d’amour-propre. N’était-ce pas lui qui avait soutenu, et ne s’était-il pas toujours efforcé de démontrer que le vrai moyen de secourir la République était de menacer le Piémont,

  1. D’Arneth, t. IV, p. 295 et suiv. — Henri Morris, Opérations militaires dans les Alpes pendant la guerre de la succession d’Autriche, p. 270. — « Ce que nous ne pouvons retarder, écrit Charles-Emmanuel à Schulembourg le 30 juin, c’est d’envoyer des ordres comme nous faisons pour retirer nos douze bataillons… venant d’apprendre que sur nos frontières les ennemis grossissent et commencent à paraître. »