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dépêcher un courrier pour suspendre ses mouvemens, jusqu’à ce que M. de La Mina eût décidé. Ce sont ces deux jours qu’a duré cette négociation, et dont je vous ai rendu compte, qui ont donné le loisir au roi de Sardaigne de faire arriver douze bataillons de plus dans le retranchement en question, dont trois autrichiens, qui ne sont arrivés que dans la nuit du 18 au 19. Même un temps aussi précieux perdu, l’affaire devait encore réussir… Mon frère me mandait dans sa dernière lettre qu’il n’entreprendrait rien qu’il ne fût moralement sûr du succès. Il n’existe plus, et je ne puis en dire davantage[1]. »

Avec son ami Vauréal, il donnait plus librement carrière à son désespoir. « Je ne puis faire sur tout ceci, lui disait-il, ni raisonnement, ni commentaire ; vous le ferez beaucoup mieux que moi. Je plains le roi, l’État, la besogne, l’armée, je me plains moi-même de me trouver à la tête, et je ne puis former aucun jugement[2]. »

Le coup était si rude, qu’au premier moment l’émotion fut générale ; amis, rivaux, ennemis même, tous y prirent part : Belle-Isle à l’armée, et Mme de Belle-Isle, à Versailles, reçurent de partout des expressions de condoléance d’une chaleur inaccoutumée. Il en arrivait d’Espagne, d’Angleterre, d’Allemagne, partout où le maréchal avait passé ou était connu, a Ressouvenez-vous, lui écrivait Tencin, que vous êtes un héros, et que vous devez l’être jusqu’au bout. » Mais les bons sentimens durent rarement, et dans les cours peut-être moins qu’ailleurs. L’esprit de critique et de jalousie, qui ne dort jamais qu’à moitié, ne tarda pas à se réveiller ; il faut convenir que par une suite de fautes, dont la moindre part était imputable à Belle-Isle, jamais événement ne donna plus beau jeu à la censure. Un dessein entrepris sans ordre, exécuté contre un commandement formel, pour être approuvé, devait réussir ; c’eût été fermeté et hardiesse si le succès l’avait couronné ; ce n’était plus qu’obstination et témérité, dès que la fortune l’avait trahi. Puis Belle-Isle n’était pas le seul à souffrir, ni la maréchale à verser des larmes ; les plus nobles familles étaient dans le deuil, et se plaignaient qu’on eût sacrifié les premiers objets de leurs affections à une fantaisie de gloire personnelle. Même la mort héroïque du chevalier ne faisait pas excuser son imprudence ; on ne va point ainsi, disait-on, se casser la tête à l’aventure contre un obstacle

  1. Belle-Isle au comte d’Argenson, 21 juillet 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)
  2. Belle-Isle à Vauréal, 12 août 1747. (Fonds de France, Dauphiné. — Ministère des affaires étrangères.)