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prince était le héros de Berlin : l’armée le chérissait, les femmes l’adoraient, et sa vie était un continuel roman. Acquérir du prestige aux yeux d’une créature aussi candide que la princesse Louise, s’emparer d’une âme aussi neuve, n’était qu’un jeu pour ce grand séducteur.

Que se passa-t-il entre eux ? — Probablement rien de plus qu’il ne s’était passé vingt ans auparavant, à Trianon, entre la Dauphine de France et le comte d’Artois. Toujours est-il que le prince royal, inquiété dans son bonheur, troublé dans sa confiance, arracha brusquement sa femme de Berlin et vint s’enfermer avec elle à Potsdam d’abord, puis plus loin, au château d’Oranienbourg, et bientôt dans une campagne plus reculée encore, à Paretz, sur la Havel, et de quatre ans on ne les vit plus, ni l’un ni l’autre, à la cour.

Cette longue retraite la sauva. Le genre de vie qu’elle mena durant ces quatre années, dans la société de son indolent époux, d’un aide de camp taciturne et d’une vieille dame d’honneur, n’était pas, sans doute, celui qui convenait le mieux pour développer son esprit, pour former son jugement, pour l’initier aux affaires publiques, pour l’instruire, en un mot, dans le grand rôle de souveraine, tel qu’une Marie-Thérèse ou une Catherine II l’ont compris ; mais il la disposait admirablement à la mission spéciale où elle était, dès ce jour, destinée.

Soustraite au commerce du monde, elle prit l’habitude de vivre sur soi-même, d’écouter son âme et de suivre ses pensées.

Elle lisait beaucoup : des romans, de la poésie, de l’histoire, mais au hasard, sans méthode, sans guide, sans personne avec qui échanger ses idées, car son époux n’ouvrait jamais un livre, ne parlait que d’économie rurale, passait le jour à pêcher à la ligne ou à tirer le lièvre et le reste du temps à jouer aux échecs. La promenade était, après la lecture, son occupation favorite ; elle y trouvait un charme toujours nouveau, car elle avait le goût de la rêverie, un sentiment vif et délicat de la nature, et son âme, avide d’émotions, prête à s’épanouir, s’ouvrait d’elle-même à la poésie des choses qui l’entouraient. Enfin, aux heures de mélancolie, durant les après-midi brumeuses d’automne, pendant les sombres journées des hivers de Brandebourg, la musique, qu’elle aimait passionnément, lui était une précieuse ressource.

Ainsi se préparèrent en elle, à son insu, par le seul effet du recueillement où elle vivait, les qualités morales par lesquelles elle devait marquer sa trace dans le monde et accomplir son œuvre ; ainsi s’entretint au fond de son cœur une certaine flamme qu’elle avait reçue en naissant, que le milieu délétère de la société de Berlin eût certainement étouffée et que, plus tard, les orages de sa vie auraient attisée en vain, car le feu sacré qu’on laisse éteindre ne se rallume jamais.