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Quand, le 16 novembre 1797, la mort de Frédéric-Guillaume II la rappela à Berlin, elle changea de cadre, mais non d’existence. Frédéric-Guillaume III, à peine couronné, entendit continuer sur le trône la vie simple, retirée et bourgeoise qu’il menait à Paretz. Du jour au lendemain, le ton, le train, l’étiquette même de la cour, furent transformés : plus de fêtes, plus de spectacles, plus de jeu, plus de soupers, trêve d’intrigues féminines et de scandales amoureux ; une véritable révolution.

La reine reprit, presque aux mêmes heures, ses occupations d’autrefois : elle recevait fort peu de monde, se retirait à la campagne dès la venue de la belle saison et demeurait absolument étrangère aux affaires de l’État, dont le roi ne l’entretenait jamais.

Mais si son rôle était nul dans le gouvernement de l’État, son action, — une action latente et inconsciente, — commençait à s’exercer autour d’elle, et déjà le prestige de sa royauté idéale était fondé.

Elle était revenue de Paretz plus belle et plus séduisante encore. Sous l’influence de la maternité (elle avait deux fils), ses formes s’étaient développées. Sa physionomie, un peu indécise auparavant, avait pris une expression définitive ; sa voix même, dont le timbre argentin était un peu frêle, avait acquis une sonorité plus chaude et des inflexions plus caressantes ; tout son être s’était épanoui, tout son charme était sorti, et maintenant elle était vraiment femme, dans la pleine possession de sa beauté. Ceux qui la virent à cette époque sont unanimes dans leur enthousiasme. Si le témoignage des poètes reçus à Potsdam, de Hiller, de Richter, de Schiller même, pouvait paraître suspect de courtoisie, celui d’un étranger aussi sincère et judicieux que le comte de Ségur est digne de foi : « L’un des souvenirs qui me restent de mon voyage à Berlin, écrit-il dans ses Mémoires, est l’admiration que m’inspira la belle et spirituelle reine de Prusse dans une audience où, grâce aux impressions laissées par mon père, j’eus l’honneur d’être admis seul en sa présence. Il me semble voir encore cette princesse à demi couchée sur un riche sofa ; un trépied d’or était près d’elle ; un voile de pourpre oriental recouvrait légèrement et laissait apercevoir sa taille élégante et gracieuse. Il y avait dans le son de sa voix une douceur si harmonieuse, dans ses paroles une séduction si aimable et si touchante, dans son attitude tant de charme et de majesté, que, interdit pendant quelques instans, je me crus en présence de l’une de ces apparitions dont les récits fabuleux des temps antiques nous ont retracé l’image enchanteresse[1]. »

  1. Comte de Ségur. Histoire et Mémoires, II, 210. Année 1803.