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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/712

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la constitution de son armée. « Notre principe, a-t-il dit, n’est pas de compter les nez ; loin de là, les seuls nez à qui nous permettions de s’ingérer dans nos affaires sont ceux qui s’engagent à obéir au cerveau directeur. — Mais après vous ? lui a-t-on répondu. De votre propre aveu, vous avez soixante et un ans, et vous n’êtes pas immortel. » Après lui, son pouvoir autocratique passera à l’héritier que, sans faire connaître son choix, il a déjà désigné. On a dit que le général de l’Armée du salut était plus puissant que le pape, qui n’a pas le droit de nommer son successeur. On peut ajouter que ce singulier fondateur d’ordre diffère de tous les autres en ce qu’il a des enfans, auxquels il a distribué les plus grandes charges, les plus grands commandemens que puissent ambitionner ses officiers. Étrange institution que cet ordre cosmopolite, qui est un fief de famille !

Le boothisme, écrivait-on, tuera le salutisme : boothism must destroy salvationism. C’est possible, mais il est vrai de dire que jusqu’ici le salutisme a vécu par l’intelligence, le dévoûment, l’infatigable activité de M. Booth, de ses fils et de ses filles. Quoiqu’il mette la bienfaisance au service du prosélytisme, nous souhaitons sincèrement le succès de la nouvelle expérience qu’il va tenter. Un membre de la chambre des communes, qui lui avait envoyé 300 livres, déclarait dans une lettre adressée au Times qu’à sa connaissance personnelle, il y avait des ivrognes convertis au salutisme qui avaient cessé de battre leur femme et d’affamer leurs enfans, que les méthodes de l’Armée du salut n’étaient pas de son goût, mais qu’elles pouvaient plaire à d’autres, que nous ne sommes pas tous faits sur le même patron : we are not all constituted alike.

Il y a tant de maux à guérir dans ce monde qu’il faut accepter le bien qui se fait, sous quelque forme et par quelques procédés qu’il se fasse. Ceux qui aiment les olives, les figues et le raisin peuvent se donner pour maîtres l’olivier, le figuier et la vigne ; mais quoique les fruits du buisson et leur âpre saveur répugnent à un palais délicat, ne les méprisons pas, s’ils servent à nourrir des indigens qui n’en ont pas d’autres à leur usage. Que M. Booth, sans faire les miracles qu’il annonce, soulage quelques misères, il faudra tout lui pardonner, même sa jactance, même ses injustices. Les Orientaux ont un proverbe qui dit : « Pourvu que le bienfait ait les mains longues et des pieds rapides, peu importe que sa grimace te déplaise ! ne le regarde pas au visage. »


G. VALBERT.