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légitime, d’historique et de chrétien dans la vie nationale des peuples[1]. »

Et cette terrible accusation, les catholiques, contraints de faire face au prince Bismarck et à ses naïfs alliés, les nationaux-libéraux, n’étaient pas les seuls à la porter contre Israël. L’Allemagne protestante faisait écho à l’Allemagne catholique. Les piétistes prussiens, inquiets de voir les coups dirigés contre la hiérarchie romaine atteindre, par-dessus les mitres épiscopales, la croix et l’évangile, ont même peut-être été les plus ardens prédicateurs de la nouvelle croisade[2]. La Kreuz-Zeitung dépassait en zèle la Germania. Et, en dehors de l’Allemagne, en des états où pareil grief semblait hors de place, des écrivains orthodoxes le reprenaient à leur tour. La Rous, du Moscovite Aksakof, faisait la partie slave dans le quatuor cosmopolite de l’évangélique Gazette de la croix, de l’ultramontaine Germania et de la romaine Civittà Cattolica. Pour le protestant prussien, pour le catholique autrichien ou français, pour l’orthodoxe russe, c’était donc bien un Kulturkampf que la guerre contre Israël. Il ne s’agissait de rien moins que de conserver, aux peuples modernes, les bienfaits de la civilisation chrétienne, en enrayant ce qu’on appelle « la judaïsation » des sociétés européennes. Pour tous, Slaves, Latins, Germains, Magyars, le juif, l’odieux parasite, était le microbe léthifère, la bactérie infectieuse qui porte le poison dans les veines des états et des sociétés contemporaines.


V

Que vaut cette accusation ? Et pour en discerner le bien ou le mal fondé, faut-il longtemps la discuter ? Et d’abord, est-elle d’accord avec l’histoire ? avec ce qu’il y a de plus brutal dans les faits, avec les chiffres et les dates ? Puis, n’est-ce pas grandir démesurément Israël et attribuer au juif un empire outré que de voir en lui l’inspirateur et comme le souffleur de l’esprit du siècle ? On eût assurément surpris Voltaire et Diderot en leur annonçant qu’ils n’étaient que les précurseurs ou les agens inconsciens des juifs. Rejeter sur la juiverie et sur le judaïsme l’ébranlement de certaines notions morales, religieuses, sociales, politiques, n’est-ce pas tenir peu de compte de l’histoire du développement des « idées modernes ? » Ne serait-ce point, de la part des peuples

  1. Germania, 10 septembre 1879.
  2. Je pourrais citer comme exemple le discours du pasteur Stoecker au Landtag prussien, le 22 mars 1880. Cf. les écrits de M. le professeur Treitschke.