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avait les philosophes et les maximes des philosophes en horreur. Les sciences profanes leur étaient suspectes[1]. Pendant que les salons de Paris discutaient la philosophie de Descartes ou la prochaine régénération de l’homme, les juiveries de l’est ou du centre de l’Europe rêvaient d’utopies cabalistiques, s’abandonnant aux folies du hassidisme, se passionnant pour ou contre les faux Messies, les Franck ou les Sabbataï[2].


VI

Partout, en Orient comme en Occident, c’est du dehors, c’est grâce aux falots des goïm que les idées nouvelles et « les lumières » ont pénétré dans les étroites ruelles du ghetto et percé les ténèbres de la Judengasse. Et comment en eût-il pu être autrement après des siècles de séquestration et d’avilissement ? Quelle que soit l’élasticité du juif, le ressort d’Israël était comme brisé. Sur lui pesait le double poids de ses lourdes traditions talmudiques et des défiances d’une société hostile. Comme aux âges qui avaient suivi la chute du Temple, le juif, ramassé sur lui-même, s’était cloîtré dans ses rites et ses observances traditionnels. Vers 1700, Juda était peut-être redevenu plus juif qu’il ne l’était à la veille des croisades. Ce qu’était le juif européen, quelque trente ou quarante ans avant la révolution, il nous est facile de nous le représenter. Nous n’avons qu’à regarder vers l’est, là où les juifs vivent encore en masses compactes, séparés des chrétiens par des barrières morales ou matérielles. Rien ici ne vaut la vision directe des choses et des hommes. A parcourir les sordides Sions de l’est, à en suivre les habitans dans leurs longues lévites luisantes, on sent les répugnances héréditaires du juif, abandonné à lui-même, pour les innovations et les nouveautés. A ce titre, comme ses pères, les Béni-Israël, c’est encore un Oriental. Le miracle, nous y reviendrons, c’est la promptitude de sa métamorphose sous la magique baguette de notre culture occidentale.

Qui ne connaît pas les grandes juiveries contemporaines où les fils de Juda, rassemblés par milliers, vivent en tribu, more judaico, ne connaît pas le juif. Ce n’est guère que là, en Bohême, en

  1. Voyez notamment l’autobiographie du rabbin philosophe, Salomon Maimon, publiée en 1792-93, par R.-P. Moritz, sous ce titre : Salomon Maimons Lebensgeschichte. Cf. Arvède Barine : un Juif polonais, Revue du 15 octobre 1889.
  2. Le XVIIe et le XVIIIe siècle ont, en effet, été l’époque des faux Messies, et aussi de la diffusion du hassidisme ou néo-cabalisme, encore dominant dans nombre de communautés. Voyez Graetz : Geschichte der Juden, t. X, ch. VI-XI.