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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/812

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formalisme pharisaïque de la Mischna et de la Ghémara, par ce réseau de prescriptions sans fin qui l’enlaçait de tous côtés, par cette étroite règle d’une vie où tout était prévu et réduit en formules, où chaque jour, chaque heure le mettait « en présence d’un commandement, d’une Mitsva à accomplir. » Pour l’arracher à un pareil esclavage, il lui fallait l’aide du dehors. Ainsi en a-t-il été. Ce n’est pas des juiveries qu’a soufflé l’esprit qui a transformé le juif en homme moderne ; et là même où les murailles du ghetto étaient tombées, l’esprit nouveau n’a pas vaincu, sans résistance des rabbins. Ne renversons pas les rôles : au rebours de ce que nous voudraient persuader tels sémites et tels antisémites, presque également enclins à magnifier Israël, ce n’est pas le juif qui a émancipé la pensée chrétienne, c’est la pensée chrétienne ou, si vous aimez mieux, la pensée « aryenne » qui a émancipé le juif.

Sans Descartes, je n’imagine pas de Spinoza ; et sans Voltaire ou sans Lessing, je doute qu’il y eût eu un Moïse Mendelssohn. De même, en remontant plus haut, sans Platon et les Grecs, y aurait-il eu un Philon ? Et sans Aristote ou sans les Arabes, y aurait-il eu un Maïmonide ? À toute époque, êtes-vous tenté de conclure, le génie juif, pour prendre son vol, a eu besoin d’être lance par autrui : on dirait que ses ailes ne peuvent s’ouvrir toutes seules ; qu’il leur faille, pour se déployer, un secours étranger. Peut-être cela tient-il au poids de la tradition qu’il lui faut soulever. Mais ce n’est pas ce que nous voulons examiner en ce moment. Il nous suffit de montrer que, aux temps modernes, le juif a reçu l’impulsion, au lieu de la donner. Dans toutes les communautés juives abandonnées à elles-mêmes, les ultra-conservateurs, « les obscurans » l’ont emporté. Ainsi, du moins, aux deux ou trois derniers siècles. Loin de sortir de la synagogue, les idées nouvelles ont eu peine à s’y glisser. Elle s’était, pour ainsi dire, calfeutrée dans ses traditions ; en Pologne, en Hongrie, en Allemagne même, presque partout, elle avait fait comme dans les pays du nord, où à l’entrée de l’hiver on mastique les fenêtres pour se préserver de l’air du dehors. Les plus illustres de ses enfans ont été anathématisés par la synagogue ; et le Hérem, aux imprécations terrifiantes, a été lancé contre tous les novateurs. Baruch Spinoza, au XVIIe siècle, était mis en interdit par la communauté juive la plus éclairée du globe. Moïse Mendelssohn, l’original du Nathan le Sage de Lessing, voyait, en plein XVIIIe siècle, son Pentateuque et ses Psaumes allemands condamnés par les rabbins allemands et polonais. La synagogue de Berlin repoussait les livres en langue vulgaire ; elle expulsait un de ses membres pour avoir lu un livre allemand. Askenazim ou Séphardim, la foule des juifs des deux rites