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blancs les traînent, de grands bœufs bossus au cou musculeux et court, aux cornes peintes, dorées ou bleues. Impassibles dans le bourdonnement des mouches ardentes, les yeux mi-clos, ils avancent d’un air stupide de triomphe, comme s’ils savaient leur divinité.

Tout autour luisent les vastes champs pleins de moissons vertes, et les voiles éclatans des faucheuses semblent des jonchées de pavots et de bluets perdus dans leurs épaisseurs.


13 décembre.

Hier, au clair de lune, nous sommes arrivés au dâk bungalow de Muttra. Nous rentrons brusquement dans le monde de l’hindouisme. Ici s’incarna Vichnou sous la forme de Krichna, et la ville est consacrée au culte du héros. Tour à tour hindoue, grecque, bouddhiste, musulmane, hindoue de nouveau, Muttra fut toujours une des capitales religieuses de l’Asie; elle est célèbre dans le Baghavata-Purana. En 404, le pèlerin chinois y comptait vingt monastères et trois mille religieux bouddhistes. Cinq cents ans après, les musulmans envahirent le pays, et les pagodes brahmaniques élevées sur les ruines des monastères bouddhistes furent rasées par les conquérans. De 1017 à la conquête anglaise, incessamment foulé par les chefs mahométans, l’hindouisme comme une plante luxuriante et vivace ne se fatigua pas de repousser et les destructions n’arrêtèrent pas la floraison des temples et des chapelles.

Au XVIIIe siècle, Aureng-Zeb abattit tout et construisit des mosquées avec les pierres. Heureusement, le voyageur français Tavernier avait vu la pagode principale, et sa description fait penser aux grands temples du sud, à ceux de Madura et de Trichinopoly. — « Du haut en bas, l’extérieur est couvert de figures de béliers, de singes, d’éléphans de pierre, de niches qui abritent des monstres, de fenêtres qui montent jusqu’au bas des dômes et des balcons. Les statues des monstres font le tour de ces dômes, et cette collection d’images hideuses est vraiment effroyable. » Ayant payé deux roupies, il put voir le dieu lui-même. — « Les brahmes ouvrirent une porte et je vis une sorte d’autel en vieux brocart qui portait la grande idole. La tête était de marbre noir et les yeux semblaient de rubis. Le corps et les bras étaient entièrement cachés par une robe de velours rouge. Deux idoles plus petites, à figure blanche, étaient placées de chaque côté. »

On le voit partout ici, Krichna, le dieu sombre[1], le dieu bleu.

  1. Probablement un dieu des races noires préaryennes, absorbé par l’hindouisme.