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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/102

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Celui qui étouffe en lui le sentiment de l’individualité, ô compagnes, il aura la meilleure part. » — Mourir au monde, s’oublier pour dieu ou pour le prochain, voilà sa doctrine, doctrine qui semblait réservée à l’austère et doux Bouddha, au crucifié saignant, et que par un incompréhensible contraste celui-ci enseigne en s’abandonnant librement à toutes les délices de l’opulente nature. Une bossue ayant versé du parfum de lotus sur ses pieds, sa taille se redresse, la voilà belle comme une reine, toutes les souillures de son cœur sont lavées. Alors les hommes le proclament divin, et dans le concert de louanges qui l’acclame, Krichna le berger disparaît, sa forme humaine se dissout, « l’illusion » qui le cachait se défait, par-delà les voiles qui le recouvraient on aperçoit une rayonnante et vague idée panthéiste, une puissance universelle qu’adore le chœur entier de la nature : « Tu es celui qui crée, tu es la force créatrice, ô Saint-Maître; c’est toi, ô Seigneur, qui fais se succéder les naissances et les morts. Tes incarnations t’ont manifesté aux hommes, tu es l’énergie productrice, tu es Brahma. Les quatorze mondes sont dans ta bouche comme le fruit entre les dents d’un singe. Si tu les retires, qui pourrait te contraindre à les émettre de nouveau? Si tu te caches, tout demeure dans la confusion et les corps détruits n’ont plus d’enveloppe qui les recouvre. Comme l’eau habite la feuille de lotus, comme le parfum réside dans une fleur, comme le feu dans le bois, l’eau dans le lait, ainsi, tu es sous ta propre forme au fond de tous les êtres. »

Ces éclairs panthéistes illuminent brusquement les magnificences du poème. Le voile, un instant soulevé, retombe ; le monde métaphysique entrevu se referme, et tout autour de nous se reforme l’illusion de la nature vivante et lumineuse. — « Les verts bourgeons du santal tremblent à l’extrémité des branches comme des gouttes limpides d’ambroisie. En l’entendant jouer de la flûte, le lotus, le jasmin, le pandanas et le champak en ont tressailli dans leur cœur. Les fleurs sont devenues de la couleur du collyre d’antimoine et du rouge de plomb, elles ont frissonné, elles ont eu peur, les bleues et les blanches... » — Les jeux du dieu avec les jeunes filles de Muttra sont l’idylle la plus chaude, la plus splendide et la plus naïve. Elles ne peuvent contempler sans extase son beau front noir, elles languissent d’amour pour lui « et, pareilles à des lotus blancs dont la racine est blessée sous l’eau, la lune de leur visage abattu brille d’un pâle éclat. » — Ce poème est chargé de volupté comme les nuits lumineuses, les nuits pâmées de l’Inde. C’est une jungle du sud où, dans un air alourdi par les parfums qui font défaillir les sens, voltigent pesamment des papillons d’un éclat étrange, obstruée par les lianes impénétrables, toute bruissante