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tous les jeunes hommes par nos régimens, où la viande figure dans la ration quotidienne, contribue à propager cette consommation jusque dans les classes nécessiteuses. Aussi, par l’effet de la loi économique de l’offre et de la demande, les bestiaux amenés sur les marchés étant loin de suffire aux besoins des consommateurs, le prix de la viande a atteint des cours de plus en plus élevés, au point d’imposer de lourds sacrifices et de causer de véritables souffrances à la masse de la nation. Il n’y a qu’un cri parmi les ménagères, même dans les familles aisées, contre la cherté croissante, et ce témoignage vaut bien, comme expression de l’intérêt public, l’opinion des groupes agricoles dans le parlement ou de la Société des agriculteurs, dont les membres, mangeant du pain de luxe et assurés de leur pot-au-feu, n’ont pas à compter avec ces difficultés de la vie. Et l’on propose que les bestiaux soient taxés plus fort qu’ils ne l’ont jamais été ! Bien plus, la science a imaginé des procédés à l’aide desquels la viande peut être conservée fraîche et nous être apportée des pays lointains. on a vu, à la dernière Exposition universelle, des spécimens curieux et alléchans de ces nouveaux produits de la Plata. Le jury, honorant la science appliquée à la nourriture de l’homme, n’a pas manqué de décerner les plus hautes récompenses aux exposans qui ont su livrer au commerce cette belle découverte. Quelle imprudence! Cette viande de conserve sera taxée comme seront taxés les bestiaux. Le mort suivra le vif. N’est-ce pas juste, puisque l’on veut taxer le pain après le blé ?

Du pain et de la viande, passons au vin : le festin sera complet. La France a longtemps produit beaucoup plus de vin qu’elle ne pouvait en consommer; par conséquent, l’importation de l’étranger (sauf pour quelques vins de liqueur) était nulle; l’exportation, au contraire, tendait chaque année à s’accroître, et elle ne trouvait d’obstacles que dans les tarifs élevés de l’étranger. Aussi les agriculteurs du côté de la vigne étaient-ils tout à fait partisans du libre échange, ils saluaient Bastiat. Ils déclaraient, par leurs chambres de commerce et par tous leurs organes, que la prospérité nationale était compromise par cette maudite protection, qui, pour enrichir les industriels, édictait des tarifs exorbitans et provoquait à l’étranger des représailles dont leurs produits payaient les frais. Dans tous les traités de commerce, les efforts de nos négociateurs s’appliquaient à obtenir des modérations de droits pour nos vins ; c’était la grande affaire : écouler au dehors le vin qui, en France, coulait à flots. Survint le phylloxéra. Les vignerons des départemens du midi ont raison de dire que leurs concitoyens des autres régions ne se sont jamais rendu compte de l’étendue ni de la gravité du désastre. Ce fut, pour de nombreuses familles, une ruine