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complète. Sous l’atteinte du fatal insecte, les revenus et les fortunes s’écroulèrent d’un seul coup, au point qu’il restait à peine aux moins misérables de quoi payer l’impôt foncier sur des terres qui, pendant tant d’années, et surtout depuis la construction des chemins de fer, leur avaient donné de larges profits. Le phylloxéra étendant ses ravages, la production du vin baissa très rapidement en France, ce qui amena nécessairement la hausse des prix. Les consommateurs durent alors s’estimer très heureux de trouver dans les importations de l’Italie, de l’Espagne, de l’Algérie, etc., le moyen de combler le déficit du vignoble français. Cependant, à force d’énergie et d’habileté, par une intelligente sélection des plants américains, les régions dévastées sont parvenues à reconstituer en partie leurs vignes, et comme elles espèrent qu’en écartant l’importation étrangère elles maintiendront plus longtemps la hausse des prix, les voici de libres-échangistes devenues protectionnistes. Elles veulent, elles aussi, des droits de douane, et le projet de tarif leur donne ample satisfaction. Le vin sera donc surtaxé. La cherté du vin est, pour la population française, un dommage très sérieux. Il s’agit d’une consommation vraiment nationale. L’hygiène publique souffre gravement de la rareté du vin, des sophistications et des fraudes de toute nature que la cherté encourage. Les progrès de l’alcoolisme observés pendant ces dernières années sont attribués, en grande partie, à ce que le vin manque. Le déficit est ressenti à ce point que l’on a recours aux raisins secs, apportés principalement de Grèce et de Turquie, pour en extraire une boisson qui a l’avantage d’être naturelle et saine, qui a l’apparence du vin et qui en procure l’illusion. Cela ne peut durer ainsi ; les raisins secs, inoffensifs quand ils sont employés à la confection des plum-puddings, deviennent coupables dès qu’ils s’avisent de faire concurrence au vin. Peu importe l’intérêt de nos relations avec les pays d’Orient, l’intérêt du port de Marseille, l’intérêt de ces consommateurs pauvres qui se résignent à cette boisson faute de mieux, les raisins secs seront surtaxés.

Ainsi le nouveau tarif atteint tout à la fois le pain, la viande, le vin, c’est-à-dire les trois alimens nécessaires de la nation. Nous sommes en pleine démocratie; nos lois, d’accord avec nos mœurs, s’attachent à rechercher tout ce qui peut faire le bien du plus grand nombre : les moralistes gémissent sur le chiffre stationnaire de la population française, les politiques s’en inquiètent pour l’avenir du pays. Et la réforme douanière de 1891 consiste à ressusciter les lois aristocratiques de la restauration, à reculer de soixante-dix ans, à diminuer les subsistances du peuple eu taxant tout ce qui donne le sang, la force et la fécondité !