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représentent, à leur situation considérable dans les régions qu’ils habitent et au titre même qu’ils se donnent, de protecteurs du travail national. Dans les élections, cette aristocratie est assez forte pour avoir ses candidats officiels : au parlement, elle siège en nombre sur tous les bancs, car elle a l’extrême habileté de prohiber, à l’entrée de ses conseils, les distinctions politiques : elle manœuvre de manière à tenir la majorité dans les commissions importantes ; enfin, elle a des groupes, parlemens au petit pied, qui délibèrent et signifient leurs décisions au gouvernement. Tout cela est légal. Nous avons plus de respect pour la liberté des opinions que les protectionnistes n’en montrent pour la liberté du travail. Mais il est permis de faire observer que cette aristocratie réorganisée ne sert effectivement que les intérêts d’un petit nombre, de lui opposer ce que nous croyons être l’intérêt du grand nombre, non pas ce que d’autres appelleraient peut-être l’intérêt démocratique, non, disons simplement, nous aussi, l’intérêt national. Comment les ministres qui ont la vue plus nette de toutes ces questions n’ont-ils pas résisté avec plus de fermeté aux sommations parlementaires, comme l’ont fait ou du moins essayé, devant des exigences semblables, les ministres de la restauration, de la monarchie de juillet et de l’empire, comme l’a fait en 1881, à son grand honneur, le ministre du commerce M. Tirard ? Qui donc, sinon le gouvernement, assisté d’une administration éclairée et impartiale, aura l’autorité suffisante pour faire justice de ces exagérations manifestes, de ces restrictions multipliées, de cette atteinte portée, dans l’intérêt de quelques-uns, à la subsistance et au bien-être de tous ? Si le gouvernement ne l’ose, la cause est assez belle pour inspirer de vigoureuses protestations. C’est la cause du peuple, de la liberté, du progrès ; c’est la cause de notre siècle émancipé par le travail et par la science ; c’est l’honneur même de notre pays, qui n’est plus à tenir en serre chaude et qui est assez fort, assez brave pour supporter l’air fibre de la concurrence. Et, dans cette discussion, preuves de la statistique, considérations morales, intérêts matériels, ordre intérieur, politique étrangère, tous les argumens se pressent et abondent ! Au moment de voter sur chaque article de ce tarif introuvable, les membres du parlement se souviendront qu’ils ne sont pas les délégués d’une société d’agriculteurs ou d’une association d’industriels, et qu’ils ont une mission plus haute, celle de mandataires du pays. La cause de la liberté du travail n’est donc pas encore perdue.


C. LAVOLLEE.