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démocratie sociale, pour un temps assez éloigné, les chances d’une victoire qui n’a rien d’invraisemblable. »

Les débuts du parti socialiste ont été modestes : à l’origine, ce n’est qu’un ruisseau, à peine visible. Les ouvriers vivaient tranquilles dans la pauvreté et l’ignorance : pour que naisse le mécontentement, il faut plus de bien-être, plus d’information sur les conditions du travail dans d’autres pays. Lassalle employait toute son éloquence à allumer les convoitises ; démocrate fastueux et viveur, il reprochait aux ouvriers leur « maudite frugalité, » tonnait contre ceux qui exigeaient de l’ouvrier l’épargne, alors qu’il a les poches vides, le self-help, alors qu’il est désarmé devant le capital, comme l’homme qui n’aurait que ses dénis et ses ongles, pour lutter contre l’artillerie la plus perfectionnée. Habile à tirer des problèmes économiques des formules éclatantes et à les lancer dans les foules, il empruntait à Ricardo sa prétendue loi d’airain qui courbe l’ouvrier sous le joug de la misère ; car si les gages tendent à augmenter, la population ouvrière s’accroît ; s’ils baissent, elle émigre, ils ne peuvent donc dépasser un certain taux, — loi réfutée par mille exemples, dont le plus remarquable est celui des trades-unions. Liebknecht, au congrès de Halle, a d’ailleurs rejeté cette loi d’airain à la vieille ferraille, parmi les armes rouillées. Lassalle, tout en conservant la propriété privée invoquait l’assistance et le crédit de l’état, « cet antique feu de Vesta de toute civilisation, » pour fonder des sociétés coopératives, qui affranchiraient graduellement les ouvriers de la tyrannie du capital.

Ce retentissant appel aux esclaves du salaire fut peu écouté. A Berlin, ses partisans tombèrent de 200 à 25. Le parti socialiste y a compté en 1890 plus de 125,000 voix. Lassalle obtint plus de succès dans les districts industriels, sur les bords du Rhin, où son dernier voyage triomphal fut, disait-il, celui d’un fondateur de religion. A sa mort, l’association des ouvriers allemands avait recruté 4,610 membres. Cet homme génial, aux plans immenses, intéressant comme un personnage de roman, savant d’académie, orateur de carrefour, beau parleur de salon, doué de ce charlatanisme indispensable aux politiques, vénéré comme le premier saint du calendrier socialiste, était venu trop tôt pour le rôle qu’il voulait jouer. Il ne réussit pas à entraîner les foules. Il fallait les deux grands orages de 1866 et de 1870 pour faire lever la moisson.

Peu de semaines après la mort de Lassalle, tué en duel à la suite d’une aventure amoureuse qui, à ce moment, intéressait plus sa vanité que la question ouvrière, — Marx fondait à Londres, le 28 septembre 1864, l’Association internationale des travailleurs, la Sainte-Alliance des prolétaires de tous les pays contre la bourgeoisie