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un décret d’expropriation les exciterait à la plus violente résistance, peut-être à une rébellion ouverte;» il faut donc procéder ici avec les plus grandes précautions : « on les effraie, si on leur dit qu’il n’y a ni Dieu, ni mariage, ni propriété privée. » Il faut les éclairer sur leurs intérêts réels, et leur montrer le manque d’espérance de leur situation. » Liebknecht compte sur le formidable envahissement de l’hypothèque qui dévore la petite propriété, pour pousser un jour les paysans à grossir démesurément l’armée des prolétaires.

Organiser la propagande dans les campagnes est, à l’heure actuelle, le premier souci des hommes qui dirigent le parti. On a décidé, au congrès de Halle, la fondation d’un journal spécialement destiné aux paysans. Ni le langage, ni les procédés de la ville ne sont de mise aux champs. Les réunions publiques n’exercent d’action que sur les ouvriers des faubourgs : ce qui convient aux cultivateurs ruraux, ce sont des conversations d’homme à homme, et par des gens qui aient l’habitude de leur parler. Des associations conservatrices de paysans se sont fondées en Hesse, en Westphalie, contre la propagande socialiste. Mais elle commence à pénétrer dans d’autres contrées, en Saxe surtout, où les agitateurs expulsés des villes ont préparé le terrain. Le vote des campagnes acquis aux socialistes, ce serait la majorité au Reichstag, la législation entre leurs mains, l’armée[1] favorable à leur cause, une puissance contre laquelle nul ne pourrait résister.

Miner sourdement, au lieu de chercher à renverser violemment, telle est donc leur méthode; conquérir l’opinion, cette reine du monde qui rend les révolutions invincibles, tel est le but reculé vers lequel ils marchent pas à pas. Pour gagner du terrain, point de radicalisme superficiel, mais une bonne tactique, prudente, adroite, modérée, insinuante. « s’écarter de la tactique indiquée par le comité directeur, dit Bebel, est plus grave que de s’éloigner du programme. »

Quant au programme même, l’important est de critiquer l’ordre actuel ; c’est un champ assez vaste à exploiter. Sur l’essence du socialisme, Bebel recommande « de ne pas trop jaser, crainte d’étonner le Philistin. » Au risque, cependant, d’inquiéter « le Philistin, » nous nous efforcerons, dans une prochaine étude, de soulever un coin du voile que l’on laisse aujourd’hui flotter sur l’esprit et la doctrine de la démocratie sociale.


J. BOURDEAU.

  1. Les socialistes se flattent de posséder des partisans dans l’armée, parmi les jeunes soldats, malgré l’extrême rigueur de la surveillance. — Les Krieger-Vereine, associations d’anciens soldats, ont exclu ceux de leurs camarades reconnus comme socialistes avérés.