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socialiste en question militaire, à trancher par le sabre et la baïonnette. « Nous sommes 20 pour 100, nos adversaires sont 80 pour 100 ; ils nous écraseront, ils nous enverront en prison, ou plutôt dans des maisons de fous. » Une grande révolution est impossible, et les petites ne servent à rien. Les tumultes de la rue, qui en France ont renversé des trônes, n’ont jamais produit en Allemagne que de piètres résultats. L’Allemand flegmatique, raisonneur, frondeur, se laisse difficilement entraîner à l’action. Et c’est pour une issue aussi certaine qu’on irait risquer le fruit de tant d’efforts, de sacrifices et de souffrances ! Non-seulement ils réprouvent la violence dans les actes, mais ils la trouvent inutile et dangereuse dans les paroles. Singer demande qu’on s’abstienne même des discours révolutionnaires. Malgré la fin de la loi contre les socialistes, la police a encore des pouvoirs très étendus, et les gouvernemens n’ont pas désarmé. Liebknecht ne veut pas non plus que la tribune du Reichstag serve de déclaration, de guerre aux classes dominantes, et rien n’est plus instructif, ne marque mieux l’évolution de la politique du parti, que de rapprocher ces conseils de prudence, des discours violens qu’il tenait en 1869 et en 1874, lorsqu’il présentait le Reichstag comme « un ramassis de Junkers, d’apostats, de nullités serviles, » le socialisme comme « une question de force » et la tribune du Reichstag comme utile seulement pour donner le signal de l’envahissement au peuple assemblé à ses portes. « Quiconque, dit-il aujourd’hui, rejette la participation au parlementarisme, passe du côté de la tactique anarchiste, criminelle et insensée. »

Le parlementarisme n’est pas le but, mais le moyen pour atteindre le but. Il s’agit de donner au socialisme la seule force irrésistible, la force de l’opinion, sans laquelle même une victoire serait sans lendemain. Cette politique de prudence calculée leur est indispensable, tout d’abord, parce que la politique contraire leur aliénerait un nombre considérable de leurs partisans, cette masse flottante, qui, sans être composée d’adeptes convaincus de la démocratie sociale, vote pour les candidats socialistes comme les meilleurs défenseurs de ses intérêts, et que la nouvelle politique impériale s’efforce de détacher du parti. On ne les gagnera définitivement que par la modération. Maintenant qu’on est en voie de s’emparer des grandes villes, il s’agit de conquérir les campagnes, le prolétariat agricole, les petits propriétaires ; sinon la lutte serait désespérée. On peut faire des révolutions sans les paysans, mais elles ne durent que par eux. La difficulté est ici considérable : la nationalisation du sol figure comme article fondamental du pacte socialiste. « Or, les paysans, dit Liebknecht, tiennent étroitement à leur propriété, bien qu’elle ne soit que nominale, imaginaire, parce qu’elle est endettée;