Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/208

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’y a entre eux aucune aigreur de caractère, de circonstance ou de nation. »

Après avoir triomphé d’une coalition, la méthode de Napoléon était de négocier séparément avec chacun de ses adversaires ; c’était le meilleur moyen de les désunir. Il n’avait pu faire après Austerlitz une de ces paix sur le tambour qu’il aimait à arracher à la lassitude ou à l’étonnement de ses ennemis. Il sera plus heureux dix-huit mois plus tard, après Friedland. Cette fois, Alexandre ne rejettera plus ses invitations. On se verra à Tilsit ; le vainqueur et le vaincu se plairont l’un à l’autre, se séduiront mutuellement, et l’empereur Alexandre pourra dire : « Je n’ai jamais eu plus de préventions contre quelqu’un que je n’en avais contre lui ; mais après trois quarts d’heure de conversation, elles ont toutes disparu comme un songe. » Et il dira aussi : « Que ne l’ai-je vu plus tôt ! Le voile est déchiré et le temps de l’erreur est passé. » On avait conclu non-seulement un traité de paix, mais un traité d’alliance, et l’Europe put croire quelque temps que l’accord durable de ces deux astres entrés subitement en conjonction allait régler désormais ses destinées.

M. Albert Vandal a entrepris de raconter l’histoire de cette alliance trop passagère, qui devait aboutir à une désastreuse rupture, et son premier volume nous mène de Tilsit à Erfurt[1]. Il n’a rien négligé pour renouveler son sujet. Non-seulement il a étudié et dépouillé soigneusement les documens conservés aux Archives nationales, dans le fonds de la secrétairerie d’état ; il s’est rendu à Saint-Pétersbourg, où il a pu consulter et les rapports des ambassadeurs de Russie à leur cour et une partie de la correspondance échangée directement entre l’empereur Alexandre et ses ministres ou représentans. D’autre part, une précieuse bienveillance l’a mis à même « de connaître » un certain nombre d’écrits laissés par un des hommes qui ont été le mieux initiés au secret des deux empereurs et chez lequel un inébranlable dévoûment n’a jamais fait tort à une impartiale sagacité. » À l’étude consciencieuse des documens, à l’esprit de recherche et de scrupule, M. Vandal joint le don des récits vivans, l’art de ressusciter les morts, et c’est une qualité fort nécessaire quand on s’occupe d’un homme de qui la vie fut un bouillonnement, une ardeur éternelle, et qui a su faire de son histoire la plus merveilleuse des épopées.

M. Vandal admire beaucoup Napoléon, et on ne peut trop l’admirer. En expliquant ses fautes, la plupart des historiens ne tiennent pas assez compte de la fatalité des circonstances ; ils imputent tous ses malheurs à son caractère, à l’intempérance de son ambition. M. Vandal

  1. Napoléon et Alexandre Ier : l’Alliance russe sous le premier empire. — I. De Tilsit à Erfurt, par Albert Vandal. Paris, 1891 ; Plon.