Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/211

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

inconstance naturelle, il faudra que la fortune ou la destinée se charge de le fixer.

Dans les conférences de Tilsit, deux souverains Imaginatifs s’étaient pris en goût ; mais, quelque sympathie qu’ils ressentissent l’un pour l’autre, ils n’étaient pas hommes à s’y livrer sans réserve ; ils ne s’étaient donnés qu’à moitié. La dissimulation slave et la ruse corse s’étaient mesurées des yeux et avaient joué au plus fin. Alexandre, le séduisant, pensait avoir conquis à jamais le cœur de Napoléon par ses caresses, par ses ingénieuses et exquises flatteries. « Faites comme moi, disait-il à la cour de Prusse ; prenez-le par la vanité. « Mais Napoléon ne sacrifiait pas ses intérêts à ses plaisirs ; il avait « la passion de l’utile. » Dans ses plus grands abandons, il avait conservé la pleine possession de lui-même, il n’avait eu garde de s’engager ; il avait permis au tsar de tout espérer, il n’avait rien promis, et plus tard, quand on lui reprochera de ne plus chanter « sur l’air de Tilsit, » il pourra répondre qu’il ne connaît que les airs notés.

Il en avait usé de même avec l’infortunée reine Louise. Elle s’était flattée de lui arracher des concessions en déployant tous les artifices de sa coquetterie mystique, que le malheur rendait plus touchante. Il l’avait trouvée infiniment gracieuse et distinguée, et aussi charmante que spirituelle. Mais il n’avait pas oublié un instant que cette adorable quémandeuse nourrissait une haine mortelle contre « le brigand couronné, contre le césar d’aventure, » et qu’elle l’avait soufflée au cœur de la Prusse. Elle lui demandait Magdebourg, il lui offrit une rose. Elle se plaignit d’avoir été victime d’un manque de foi, mais il lui fut impossible de rappeler une seule parole de l’empereur qui fût une promesse. « Son erreur, dit M. Vandal, commune à plusieurs de ses émules en grâce et en beauté, avait été de croire que de passagers hommages rendus à ses charmes emportaient soumission à son empire, et brusquement détrompée, elle se crut trahie. »

Selon toute apparence. Napoléon ne se flattait point de tenir à jamais le tsar. S’il s’est trop fié à sa fortune, il s’est toujours défié des hommes. Il sentait instinctivement qu’entre les souverains de l’Europe et lui, il y avait une incompatibilité de nature et de destin, qu’il était pour eux la révolution couronnée, qu’ils ne se rapprochaient de lui que pour un temps et par nécessité. Dans l’ami d’un jour il voyait l’ennemi du lendemain, et il s’occupait de se prémunir contre les retours offensifs d’une inextinguible jalousie. Il était insatiable, d’abord parce qu’il était Napoléon et ensuite parce qu’il n’était sûr de rien. S’il s’était fait des illusions sur les sentimens d’Alexandre, l’ambassadeur que choisit le tsar pour l’accréditer à Paris les aurait bientôt dissipées. Le comte Tolstoï était l’homme le moins propre à cimenter l’alliance. Ce diplomate taciturne, maussade, soupçonneux, était sans