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proposait le partage de la Turquie et lui faisait espérer Constantinople, à la seule charge de faire avec lui une promenade militaire sur les bords de l’Euphrate : — « Au 1er mai, nos troupes peuvent être en Asie, et, à la même époque, les troupes de Votre Majesté à Stockholm. Alors les Anglais, menacés dans les Indes, chassés du Levant, seront écrasés sous le poids des événemens dont l’atmosphère sera chargée. Votre Majesté et moi aurions préféré la douceur de la paix et de passer notre vie au milieu de nos vastes empires, occupés de les vivifier et de les rendre heureux par les arts et les bienfaits de l’administration : les ennemis du monde ne le veulent pas. Il faut être plus grands malgré nous. Il est de la sagesse et de la politique de faire ce que le destin ordonne et d’aller où la marche irrésistible des événemens nous conduit… Les peuples russes seront contens de la gloire, des richesses et de la fortune qui seront le résultat de ces grands événemens. » — En lisant cette lettre étonnante, le tsar eut un transport de joie. Il s’écria à plusieurs reprises : — « Voilà de grandes choses ! voilà le style de Tilsit ! » — Et il dit à Caulaincourt : — « l’empereur peut compter sur moi, car je n’ai pas changé de ton. » — Mais le lendemain déjà, son enthousiasme s’était refroidi, la défiance était revenue. On lui offrait Constantinople ; n’était-ce pas une façon de l’amuser et le meilleur moyen de s’éterniser en Silésie sans qu’il fût en situation de demander pourquoi ? Caulaincourt lui représenta que, si les Français étaient encore en Prusse, les Russes étaient encore dans les principautés, et il ajouta : — « L’empereur Alexandre demande à Votre Majesté de ne pas le presser plus qu’il ne la presse. »

M. Vandal incline à penser que la lettre de Napoléon n’était pas simplement destinée à leurrer la Russie, qu’il songeait sérieusement au partage de l’empire ottoman. Si nous nous en rapportions aux fragmens déjà publiés des Mémoires de Talleyrand, nous devrions croire, tout au contraire, que depuis Tilsit, Napoléon n’avait fait, avec le tsar, que de la politique dilatoire. « Appréciant la force de sa position après le traité de Tilsit, écrivait le prince. Napoléon voulait qu’il n’y eût en Europe aucun prétexte de mouvement jusqu’à ce que ses desseins sur l’Espagne fussent accomplis. Jusque-là, les projets de guerre dans l’Inde, les projets de partage de l’empire ottoman, semblent des fantômes produits sur la scène pour occuper l’attention de la Russie. » Il raconte aussi que, peu de jours avant de partir pour Erfurt, l’empereur, qui l’avait chargé de préparer un projet de convention et lui avait fait lire à cet effet toute la correspondance de Russie, lui dit : « Eh bien ! comment trouvez-vous que j’ai manœuvré avec l’empereur Alexandre ? » — « Et alors il repassa, en s’y délectant, tout ce qu’il avait dit et écrit depuis un an. » En écrivant ce chapitre de ses Mé-