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moires, Talleyrand oubliait que, le 16 janvier 1808, lui-même avait dit confidentiellement à M. de Metternich, par qui nous l’avons appris : « L’empereur nourrit deux projets : l’un est fondé sur des bases réelles, l’autre est du roman. Le premier est le partage de la Turquie, le second celui d’une expédition aux Indes orientales. Vous savez que de nouveaux bouleversemens n’entrent point dans mes plans ; mais rien ne peut influer, sous ce rapport, sur les déterminations de l’empereur, dont vous connaissez le caractère. »

Si les historiens ont beaucoup de peine à démêler avec quelque certitude la vérité des faits, il leur est plus difficile encore de fouiller dans les consciences, de scruter les intentions, de surprendre le secret des âmes. Ce qu’il y a de plus commun dans la politique, comme dans la vie, c’est la demi-sincérité. Les projets changent avec les conjonctures, et les conjonctures changent d’un jour à l’autre ; ce qu’on voulait hier, on ne le veut plus aujourd’hui. Les esprits les plus puissans, les plus fermes, sont à la merci du vent qui souffle, et le vent souffle où il veut. Napoléon, qui avait plus que personne l’esprit de combinaison, a dû se dire plus d’une fois que, pour en finir avec l’Angleterre, c’était aux Indes qu’il fallait la frapper, et que, si les Russes l’aidaient à porter ce coup décisif, il aurait tort de leur marchander leur salaire. Dans les luttes entre un empire continental et une puissance maritime, ou, pour employer l’expression d’un homme d’état contemporain, dans les guerres d’éléphant à baleine, de quel expédient ne s’avise-t-on pas pour atteindre un insaisissable ennemi ? Mais après avoir rêvé, on se ravise, et on découvre que Constantinople est un bien gros morceau ; que donner la Corne d’or à un allié douteux, avec lequel il faudra peut-être en découdre demain, serait un marché de dupe.

Jamais diplomate n’eut une mission plus difficile, plus délicate à remplir, que notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Il devait entretenir Alexandre dans ses bons sentimens, le rassurer contre ses inquiétudes, le guérir de ses soupçons, calmer ses agitations, dissiper ses nuages, le convaincre qu’on ne songeait point à ressusciter les morts, à reconstruire une Pologne avec les débris de la Prusse, et tour à tour le contenir et le ramener, réchauffer son zèle sans lui faire aucune promesse qui ressemblât à un engagement. Caulaincourt s’appliquait de son mieux à ne rien gâter et à ne rien compromettre. Un jour qu’il s’était trop avancé, son maître fronça le sourcil, et il s’attira ce mot terrible : « n’oubliez pas que vous êtes Français. » — « Dans six mois, écrivait-il le 2 avril 1808, l’ambassade sera un canonicat, s’il n’est plus question de la Silésie et que l’on s’entende sur le partage de l’empire ottoman. » Il avait écrit, quelques jours auparavant : « Que Votre Majesté réunisse l’Italie à la France, peut-être même l’Espagne,