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de Cobourg convoitait Baireuth et Culmbach. Le duc de Mecklembourg-Schwerin réclamait le titre de grand-duc. Le prince de La Tour-et-Taxis sollicitait une indemnité, le duc Alexandre de Wurtemberg une abbaye. Perdus dans la foule des visiteurs, ces princes tâchaient de s’en distinguer par le luxe de leurs équipages et de leurs livrées ; mais se trouvaient-ils en présence de quelque Français touchant de près ou de loin à l’état-major impérial, ils s’effaçaient tous respectueusement.

La plupart n’osèrent pas même présenter leurs requêtes, tant la crainte leur glaçait le cœur et la langue. « Ma place de grand-chambellan me faisant voir de plus près les hommages forcés, simulés ou même sincères qui étaient rendus à Napoléon, écrira Talleyrand dans ses Mémoires, leur donnait à mes yeux une proportion que je pourrais appeler monstrueuse. La bassesse n’avait jamais eu autant de génie ; elle fournit l’idée de donner une chasse sur le terrain même où l’empereur avait gagné la fameuse bataille d’Iéna. Une boucherie de sangliers et de bêtes fauves était là pour rappeler aux yeux du vainqueur le succès de cette bataille… Je n’ai pas vu à Erfurt une seule main passer noblement sur la crinière du lion. » Et il ajoutera : « Le spectacle que présenta son palais le dernier jour ne sortira jamais de mon souvenir. Il était entouré de princes dont il avait ou détruit les armées, ou réduit les états, ou abaissé l’existence. Il ne s’en trouva pas un qui osât lui faire une demande ; on voulait seulement être vu et vu le dernier, pour rester dans sa mémoire. » Tant d’empressemens et de bassesses méritait récompense. Hélas ! César n’avait regardé, n’avait vu que les grands écrivains de l’Allemagne ; il avait affecté de ne s’entretenir qu’avec eux seuls, et Wieland lui avait dit : « Je ne sais pas, sire, pourquoi nous sommes ici, mais je sais que Votre Majesté me rend, en ce moment, l’homme le plus heureux de la terre. À la manière dont elle vient de parler, elle me fait oublier qu’elle a deux trônes ; je ne vois plus en elle qu’un homme de lettres. »

Mais ce qui s’était passé de plus étrange à Erfurt, le monde ne s’en doutait pas. L’empereur y avait amené son grand-chambellan, qu’il jugeait plus propre que son ministre des affaires étrangères, M. de Champagny, à l’assister dans ses négociations avec le tsar. Ce grand-chambellan, doué d’une rare clairvoyance, avait reconnu que, d’entreprise en entreprise, l’intempérante ambition de Napoléon le mènerait à sa perte, que l’Europe était lasse, que la France murmurait. Il commençait à détacher sa fortune d’une destinée à laquelle il ne croyait plus, et il se trouva que pendant que l’Allemagne s’agenouillait devant le grand homme, le prince de Talleyrand intriguait et conspirait dans l’ombre contre lui. Il avait souvent l’occasion de rencontrer l’empereur Alexandre dans le salon de la princesse de La Tour ; il s’appliquait