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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/218

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à lui persuader que la Russie devait s’abstenir de toute démarche menaçante, de tout procédé offensant à l’égard de l’Autriche, que son intérêt, que son devoir était de la rassurer.

Il en convient lui-même dans ses Mémoires ; mais ses aveux ne sont pas complets. Nous savons par un autre que lui qu’il osa dire au tsar : « Sire, que venez-vous faire ici ? C’est à vous de sauver l’Europe, et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas, le souverain de la Russie est civilisé, et son peuple ne l’est pas. C’est donc au souverain de la Russie d’être l’allié du peuple français. « Il pensait servir son pays en arrêtant Napoléon, en le traversant dans ses desseins, en lui suscitant des embarras, des obstacles et même des ennemis ; mais, sans doute, il pensait beaucoup aussi aux intérêts personnels du prince de Bénévent. M. Vandal n’a-t-il pas raison de dire qu’il entendait s’assurer contre les risques de l’avenir, négocier sa paix particulière avec l’Europe, cimenter ses bons rapports avec Vienne, « inaugurer avec Alexandre les relations qui lui permettront, six ans plus tard, de faire au monarque russe les honneurs de Paris conquis ? » À peine est-il de retour en France, il informe M. de Metternich du désaccord survenu entre les deux empereurs : « Alexandre, lui dit-il, n’est plus entraînable contre vous. Depuis la bataille d’Austerlitz, ses rapports avec l’Autriche n’ont jamais été plus favorables. Il ne dépendra que de vous et de votre ambassadeur à Pétersbourg de renouer avec la Russie des relations aussi intimes qu’elles purent l’être avant cette époque. C’est cette entente seule qui peut sauver les restes de l’indépendance de l’Europe. » Ce ne sont là, si l’on veut, que des finesses ou des infidélités ; mais comme Athalie quand elle déchira ses vêtemens, Napoléon aurait pu crier : Trahison, trahison !

De récentes publications ont mis en pleine lumière le génie diplomatique de M. de Talleyrand, et on ne peut nier qu’en mainte occurrence, à Vienne ou à Londres, il n’ait rendu aux gouvernemens qui l’employaient de signalés services. Mais il y a dans le caractère des grands hommes d’état quelque chose d’impersonnel qui lui manqua toujours. Quoiqu’ils ne s’oublient pas, il leur arrive souvent de confondre leur gloire et leur intérêt avec la gloire et l’intérêt de leur pays, et même, à l’exemple des grands artistes, de préférer leur œuvre à l’ouvrier qui la fait. M. de Talleyrand se préféra toujours à son œuvre. S’il travailla plus d’une fois au bien public, il s’arrangea toujours pour y trouver son bien particulier. Il aimait la France, mais il n’aima passionnément que lui-même.

G. Valbert.