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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/221

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jours, dont nous ne souhaiterions que de réussir à montrer ici tout l’intérêt.

Pour ne pas encourir le reproche de vouloir le refaire, nous le résumerons peut-être assez bien si nous disons que la littérature française, et même la littérature européenne, en général, doivent deux choses à l’Espagne : le sens du chevaleresque et celui du romanesque. C’est un problème, ou plutôt ce n’en est pas un que de savoir ce que les Amadis, l’Amadis de Gaule, et les autres, et les Palmerin qui les ont suivis, et généralement tous les romans qui remplissaient la bibliothèque du chevalier de la Manche, doivent eux-mêmes aux Romans de la Table-Ronde et à nos Chansons de geste : ils s’en sont largement inspirés. Une question plus douteuse, mais d’ailleurs assez indifférente, est encore si l’Amadis espagnol n’a pas été précédé d’un original portugais. Mais ce qui est certain, c’est que dans le temps même de leur nouveauté, les Amadis ont fait, par toute l’Europe, et en France notamment, à la cour de François Ier, d’Henri II, une fortune comme encore aucun roman, en quelque langue que ce soit, n’en avait faite avant eux. — « J’ai vu le temps, dit un vieil auteur, que si quelqu’un les eût voulu blâmer, on lui eût craché au visage, d’autant qu’ils servaient de pédagogues, de jouets et d’entretien à beaucoup de personnes, dont aucunes, après avoir appris à amadiser de paroles, l’eau leur venait à la bouche, tant elles désiraient de tâter seulement un petit morceau des friandises qui y sont si naïvement et naturellement représentées. » — « Jamais livre ne fut embrassé avec tant de faveur l’espace de vingt ans, dit un autre... et on y peut cueillir toutes les belles fleurs de notre langue française. » — De la matière des Amadis, les Espagnols ont eu l’art ou le bonheur de faire ce que notre Corneille fera plus tard de leur Rodrigue ou notre Molière de leur don Juan : ils l’ont européanisée, si je puis ainsi dire; et puisque aussi bien, en ce genre de littérature, le fond n’importe guère, c’est exactement comme s’ils l’avaient eux-mêmes inventée.

Je ne me pique point de connaître assez la littérature espagnole pour essayer d’en dire davantage. Évidemment, si les Amadis ont ainsi pu se conquérir, du jour au lendemain de leur apparition, une popularité que ne s’étaient acquise avant eux ni les Romans de la Table-Ronde, ni nos Chansons de geste, le génie de l’Espagne y a dû ajouter quelque chose qui n’était ni dans le Roland ni dans le Lancelot. Mais il suffit, d’ailleurs, pour expliquer leur succès, qu’il n’y ait jamais eu de romans plus romanesques ni plus chevaleresques. Il n’y en a pas eu de plus romanesques, si jamais la part n’a été faite plus large ni plus belle à ce que la vie, dans toutes les conditions, pour uniforme, monotone, et réglée qu’elle soit, ne laisse pas de comporter encore d’imprévu, qui échappe aux calculs, qui déjoue toutes les prévisions, qui